Il y a encore des ouvriers…

J’inaugure aujourd’hui une nouvelle catégorie de « notes au jour le jour ». J’y consignerai de brèves réflexions sur des lectures, des expos, des films, etc. Je n’exclus pas d’y inclure d’autres considérations, comme celle qui va suivre.
La note d’aujourd’hui en effet m’est inspirée par la manifestation du 24 juin contre la réforme des retraites. J’ai peu manifesté ces derniers temps, sauf pour protester contre le sabotage des options artistiques en lycée.
Je me suis donc retrouvée au beau milieu d’une gigantesque manif où se côtoyaient toutes sortes de mécontents et surtout, ça m’a frappée, ces ouvriers dont on dit partout qu’ils ont disparu du paysage. Enfin les sociologues. De mon lointain passé mao, de mes brèves expériences d' »établissement », j’avais gardé le souvenir très vif, non de victimes des statistiques, ceux-là mêmes qu’interviewent les médias avec un frisson de voyeur, mais de femmes et d’hommes (plutôt des femmes en fait car on ne mélangeait pas les sexes dans les ateliers, à l’époque du moins) dotés d’un fort sentiment d’appartenance, où je croyais reconnaître la conscience de classe mais dont je m’avise maintenant qu’il s’agissait plutôt de culture : un certain vocabulaire, une façon directe de s’adresser aux autres (par exemple de désapprouver ma coiffure pseudo afro et mes tenues indiennes qui me donnaient « mauvais genre ») et de se comprendre sans s’expliquer. Plus d’autres choses, indéfinissables et délicieuses pour la petite étudiante que j’étais. J’avais vu ça dans des films des années 40.
Il me semblait que tout cela avait disparu et que je n’allais rencontrer dans cette manif syndicaliste que des syndicalistes ossifiés. Ce n’est pas ce qui s’est passé. J’ai reconnu dans la foule « mes » ouvriers des années 70. Certains étaient vieux mais pas tous. Le franc-parler, l’invention langagière, l’oeil perçant (« l’oeil du paysan voit juste » disait Mao, ça marche aussi pour les ouvriers), la familiarité spontanée, de plain-pied. Il y a encore, je crois, des traces de culture ouvrière en France. Cela affleure parfois dans des films. Je me suis surprise à rire d’aise, à oublier mon habituelle distance d’intellectuelle à qui « on ne la fait pas » et à applaudir comme les autres au passage des sans-papiers avec leur slogan si bien martelé : « On bosse ici, on vit ici, on reste ici » .
Je ne sais pas trop ce que cela veut dire mais ça m’a paru précieux.

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

View all posts by Annie Mavrakis →

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *