Autour de « La Figure du Monde » : ut pictura poesis et ressemblance

Voici le texte de la conférence donnée le 12 mars 2011 au séminaire de l’Atelier de Recherche Clinique et Conceptuelle animé par Olivia Todisco (Association Psychanalytique de France) autour de l’image et du mot.
Cette séance était consacrée à une présentation de mon livre La Figure du Monde (paru chez L’Harmattan en 2008).
A la demande d’Olivia Todisco, j’ai proposé un historique rapide de l’Ut pictura poesis (tiré pour l’essentiel de la première partie du livre) ainsi que quelques réflexions sur la représentation et la délégitimation de la figuration, envisagées au travers du concept de « ressemblance ».

Je dirai pour commencer un mot sur le projet de ce livre.
Ce qui m’a frappée quand j’ai commencé à travailler sur des œuvres littéraires particulières, comme celle de Proust, de Fromentin, de Balzac, etc., c’est que, contrairement à ce que semble recouvrir la célèbre formule d’Horace  « ut pictura poesis », la solidarité des arts, qui fait que l’histoire de l’un croise constamment l’histoire de l’autre repose non sur leurs ressemblances mais au contraire sur d’irréductibles différences, toujours minimisées voire gommées. Différences tenant à l’outil propre à chaque art, mais que ni les peintres, ni surtout les écrivains ne se sont jamais résignés à accepter, cherchant toujours à franchir les frontières, à s’aventurer là où, en principe, leur pratique ne pouvait que rencontrer sa limite. Démarche éminemment féconde bien sûr car c’est dans cette tension vers ce qui est l’impossible de sa pratique, et dont pourtant il doit faire son deuil, que chaque art rencontre sa vérité.
Mais ce que m’a également appris la lecture des écrivains, d’auteurs contemporains comme Michel Leiris ou Yves Bonnefoy surtout, c’est que la rivalité n’est féconde qu’à l’intérieur d’une visée commune, qui est – par des procédures variables et complexes – de figurer le monde. Or l’abandon de cette visée par les peintres – à l’exception de quelques artistes intempestifs (tels Hopper, Giacometti, Balthus, Bacon à qui se réfèrent inlassablement les écrivains amoureux de peinture) a coupé les liens entre les arts, laissant en quelque sorte la littérature occuper tout le terrain et vidant de son sens l’ut pictura poesis.

1) Les étapes de cette histoire commune et conflictuelle.
Dans son Art poétique, Horace présente au poète un modèle pictural :  ut pictura poesis erit (« que la poésie soit comme la peinture »), l’invitant à ne plus se cantonner à l’imitation des paroles et des actions humaines (= théâtre, épopée) et, à l’exemple des peintres, de chercher à faire voir le monde. Cela se traduit dans les œuvres par l’irruption de la description, notamment par le biais des ekphrasis (descriptions de tableaux ou de spectacles mis en tableaux).
La poésie occupe ainsi le terrain du peintre, ce qui installe entre les deux arts une dissymétrie dont les conséquences seront lourdes et que traduit bien un parallèle attribué par Plutarque à Simonide et vite devenu un topos : la poésie, aurait dit Simonide, est une  « peinture parlante » (pictura loquens), cependant que la peinture  est une  » poésie muette » (muta pictura). Le chiasme semble vouloir mettre les deux arts sur le même plan mais il est évident que si les deux arts sont  « peinture »,  seule la poésie dispose de la parole, jouant pour ainsi dire sur les deux tableaux. L’idée d’un paradigme commun aux deux arts, peintres tous les deux, va paradoxalement imposer la domination des littéraires.
Cependant, cela se fait en plusieurs étapes. Chez les Anciens, les arts visuels sont placés très haut, donnant accès à ce que l’homme ordinaire ne peut voir ni même imaginer. C’est par la sculpture ou la peinture que l’on peut se représenter l’invisible par excellence, c’est-à-dire la divinité. L’art a de ce fait une fonction heuristique quasi sacrée. Mais par la suite, la prétention des poètes à rivaliser avec cette faculté  fait oublier la spécificité de la peinture et de la sculpture. A la Renaissance, la domination des littéraires est sans partage. L’affirmation de la supériorité de la poésie (qui est peinture et parole) conduit à lui subordonner l’activité des peintres. C’est contre cet impérialisme que se révolte Léonard de Vinci, soucieux de rendre aux arts visuels leurs lettres de noblesse. Ceux-ci étaient devenus des arts « mécaniques » (manuels) et Vinci se bat inlassablement pour faire reconnaître que la peinture est une source de connaissance, qu’elle est cosa mentale, le fruit de la plus haute conception intellectuelle et imaginaire.
Léonard conteste d’ailleurs la fausse symétrie de la peinture parlante et de la poésie muette : pour lui il serait plus juste de parler à propos de la poésie de peinture aveugle, rétablissant le primat du visuel sur la parole. Plus encore, loin d’accepter pour la peinture le modèle littéraire, Léonard inverse la hiérarchie, fixant à la poésie la tâche de faire voir, qui est même selon lui ce par quoi elle se distingue des autres discours. Ainsi poussé à l’extrême, l’ ut pictura poesis change en quelque sorte de camp, mais très provisoirement.
Car les esprits ne sont pas mûrs pour la leçon de Vinci :  si la peinture accède au statut d’art libéral, cette légitimation se fait sous la férule des poètes,  et ce par un renversement implicite de l’ut pictura poesis. On considère en effet que le peintre doit, s’il veut égaler le poète, puiser son inspiration dans la poésie ; les genres dépourvus d’alibi littéraire, le paysage, la nature morte, le portrait sont certes recherchés, admirés et payés très cher, mais les théoriciens qui appliquent à la peinture les concepts forgés pour la poésie dévalorisent tout ce qui n’est pas peinture d’histoire, c’est-à-dire à sujet mythologique ou religieux. Les spécialistes ne veulent rien savoir de la fascination des amateurs pour ce que Léonard de Vinci appelait la virtù visiva, la capacité divine de rendre présent ce qui est absent. Or cette capacité – que la poésie peut difficilement égaler – est maintenant reconnue et admirée.
Ce n’est pas seulement un sujet académique. On voit bien que les écrivains (comme La Fontaine dans Le Songe de Vaux) se sentent menacés et multiplient les arguments sur la supériorité de leur art. C’est dans ce contexte que se développe le débat sur le primat du dessin ou de la couleur (querelle dite des poussinistes et des rubénistes) faisant resurgir la question, déjà soulevée par Vinci, de la spécificité des arts. Le débat en effet n’est pas pure affaire de peintres. La prédominance du dessin est celle de la fable, de la dimension intellectuelle, spirituelle ; celle de la couleur a à voir avec la substance, de l’incarnation, c’est-à-dire – c’est l’essentiel – ce qui échappe au littéraire, qui est le domaine propre du peintre. Par la couleur, par la matière picturale, le peintre introduit la vie dans le tableau, il rivalise victorieusement avec la nature, qui revient alors sur le devant de la scène. L’engouement pour la nature morte, exercice de pure virtuosité même si on peut lui attribuer des significations allégoriques (cf les Vanités) est perçu comme un hommage au visible,  à l’ici-bas, d’où la mauvaise humeur de Pascal et sa célèbre pensée sur la « vanité de la peinture » (commentée dans la 3e partie du livre). Le développement du paysage en tant que tel ou à l’intérieur même des tableaux d’histoire s’explique encore par la prise de conscience du pouvoir de restitution du visible par la peinture et de la valeur en soi de cette restitution, indépendance de celle de l’objet. Non que cette prise de conscience soit nouvelle : mais le topos antique de l’imitation illusionniste ( histoire des raisins de Zeuxis et autres fables apologétiques dur les pouvoirs de la peintures) contribuent à légitimer a posteriori le «  réalisme » du Grand Siècle. Ainsi lLes tenants de la spécificité de la peinture comme Roger de Piles ne manquent pas d’arguments (pour un développement sur la question voir mon chapitre « De Vinci à la querelle du dessin et de la couleur » ou le beau livre de Jacqueline Lichtenstein, La Couleur éloquente, PUF).

Les littéraires, on s’en doute, voient d’un mauvais œil ce renversement et essaient tant bien que mal d’assurer leur domination, laquelle passe, quoi qu’ils en aient par le développement de la description qui, au XVIIIe siècle, se met à envahir les oeuvres. La récente évolution de la peinture, le triomphe du modèle « réaliste » impose en effet de se hisser à la hauteur du peintre. Le « sentiment de la nature » réunit les arts qui s’étaient éloignés l’un de l’autre. Mais dans son Laocoon, Lessing ennemi de l’ut pictura poesis, exaspéré par la place prise par la description, milite en faveur du repli de chaque art à l’intérieur de ses frontières « naturelles ». La nature ne l’intéresse pas et il veut cantonner les arts visuels à la quête de la Beauté idéale.
La position de Diderot, grand amateur et connaisseur de peinture est plus complexe et intéressante. Lui aussi a pris acte de la montée en puissance de la peinture « pure « , déconnectée de la fable. La mimésis comme fin en soi le préoccupe vivement. Tenant inconditionnel de l’ut pictura poesis dans ses Salons et ses ouvrages d’esthétique, il ne ménage pas ses sarcasmes aux peintres qui ne sont que peintres et traitent des sujets littéraires sans inventivité ni pénétration de leurs enjeux. il s’amuse d’ailleurs à rivaliser par des ekphrasis avec ces peintres insuffisants, ces  « barbouilleurs » qui ne réfléchissent pas assez, qui négligent l’ » idéal  » (la conception). Pourtant (et sa grandeur est de ne pas éluder les contradictions) il ne peut se défendre d’une intense fascination à l’égard des plus virtuoses d’entre eux, auteurs de natures mortes comme son ami Chardin notamment (qu’il qualifie de « magicien ») ou de paysages comme Joseph Vernet. Leur peinture est si vraie que non seulement elle se confond avec son modèle mais qu’elle invente même ce modèle, qu’elle fait voir autrement, Diderot ayant l’intuition, bien avant Oscar Wilde, que l’art a un pouvoir d’instauration.
Mais il pressent aussi que la parfaite maîtrise de la mimésis, qui défie la description et rend muet le spectateur, menace l’art comme fiction, comme invention d’un autre monde, l’art en somme arrimé au dire, qu’elle l’appauvrit, pire encore qu’elle le détruit. Voyez directement le modèle, dit-il à Grimm à qui il rend compte des Salons et vous aurez vu le tableau. Or si, comme il le note avec admiration et effroi en même temps, le peintre trempe directement son pinceau dans la lumière et les couleurs de la nature, l’art par sa perfection même s’annule et devient inutile : comme dans une œuvre célèbre de Magritte, le tableau et ce qu’il représente ne font qu’un. Au-delà des métaphores et des hyperboles, le fantasme du peintre démiurge détruit la peinture, activité humaine qui use de détours et de transpositions, il conduit à une impasse.
Cette inquiétude se confirme au siècle suivant. Dans le chapitre intitulé  « Le roman du peintre », j’ai étudié une série de fictions qui d’Hoffman à Mirbeau en passant par Balzac, Poe, Zola ou Wilde, montre le peintre détruit par son aspiration démiurgique sous le regard atterré de l’écrivain témoin, narrateur ou personnage, resté seul dans l’atelier désert pour dire avec des mots l’aventure catastrophique et rappeler in fine que l’art est fait de compromis, qu’il est nécessairement impur.
Mise en garde sans effet. Le moment significatif est le milieu du siècle avec l’intervention de Baudelaire sur la question du réalisme qui marque le repli radical cette fois de la peinture sur sa spécificité. Certes Baudelaire loue en Manet  » le peintre de la vie moderne » mais il rappelle inlassablement dans ses écrits le rôle capital à ses yeux de l’imagination, la dimension littéraire, poétique de la peinture qu’il ne veut pas voir asservie à la réalité observée, documentaire. Dans une lettre à Manet, il qualifie le peintre de « premier dans la décrépitude de [son] art  » parce qu’il sacrifie tout à la nature, à la séduction du rendu, qu’il ne se préoccupe pas d’idéal, qu’il ampute la peinture d’une dimension essentielle. En somme, l’abandon par les peintres de cette dimension, la rupture unilatérale de l’ut pictura poesis à la fois inquiète les écrivains et les séduit parce qu’elle met à nu ce qui est l’impossible de leur art et les incite à appliquer dans leur travail les leçons de la peinture. Les dernières décennies du XIXe siècle sont marquées par la recherche de l’objectivité, qui aboutit au déclin du sujet, lequel se manifeste de façon concomitante en littérature et en peinture. La peinture d’où la fiction s’est absentée, pur apparaître, devient un idéal pour l’écrivain. C’est notamment l’époque où l’on redécouvre la peinture hollandaise (en particulier Vermeer sur qui, on s’en souvient, Swann a entrepris d’écrire un essai).
Entre les arts, la dissymétrie est alors totale. Sous l’autorité des écrivains, une surveillance sourcilleuse est exercée sur la peinture, interdite de fiction sous peine d’être illustrative, « littéraire », ce qui est le péché majeur (voir Zola ou Maupassant). Inversement, la littérature n’a jamais été aussi acharnée à faire voir. Le XIXe siècle est le siècle de la description sans complexes (malgré les attaques des critiques qui ont retenu la leçon de la spécificté) et le XXe après lui quand, de façon joliment paradoxale, la description se met à y remplacer la fiction pour assurer l’homogénéité de l’œuvre. Donc alors que les écrivains pratiquent sans restriction l’ut pictura poesis, devenue leur chasse gardée, ils enjoignent les peintres d’extirper de leurs tableaux tout élément littéraire ou narratif.
Je schématiserai ainsi cette dernière étape :
Au peintre-poète (c’est ainsi que Delacroix est qualifié par Baudelaire) a d’abord succédé par redoublement tautologique du 1er terme le peintre-peintre, peintre rien que peintre. Bientôt, le premier couple intervertira ses termes : le poète-peintre, ayant pris pour idéal le langage et son effet de dématérialisation (voir l’inversion de l’ut pictura poesis par Kandinsky), abandonne la nature pour se centrer un temps sur la matière et la composition picturales en soi. L’étape suivante est l’abandon de la peinture et de tout critère artistique au profit de l’expression, de la créativité, de l’aléatoire, etc.
L’aveuglement du peintre au monde extérieur est achevé cependant que la « poésie muette » des Anciens (ou ce qu’il en reste) devient logorrhéique, s’attardant sans fins en impressions et discours de légitimation (voir Barthes et la  » forclusion » de la peinture). Les écrivains – notamment surréalistes – ont précipité cette évolution par leurs interventions souvent terroristes. Sans m’attarder là-dessus, je renverrai à Apollinaire invitant le peintre à « terrasser » la nature, à Aragon, Breton ou Desnos l’enjoignant à renoncer à peindre, ou mettant sur le même plan un chef-d’œuvre de Michel-Ange et un ouvrage de modiste, cependant qu’eux continuaient à faire de la poésie, sans se priver d’aucune des ressources de leur moyen d’expression, y compris les plus classiques.

2) La délégitimation de la figuration picturale et le concept de « ressemblance »
Les réflexions que je proposerai ici concernent la relation extrêmement complexe que la figuration picturale entretient avec ce que l’on appelle (pour aller vite) la réalité. Sur ce point, je tâcherai de dissiper quelques malentendus. Peu importent les motifs auxquels cette délégitimation a répondu, qu’ils soient politiques, idéologique ou moraux voire moralisateurs. Disons seulement qu’en pleine guerre froide et restauration musclée de l’ordre moral le plus rigoureux, on avait tout intérêt à favoriser l’art abstrait, sans contenu verbalisable, politiquement et sexuellement neutre – Apollinaire déjà expliquait l’intérêt des Américains pour l’abstraction par leur puritanisme. A cela s’ajoutait le bénéfice idéologique que l’on pouvait tirer en Occident d’une soi-disant liberté artistique alors que régnait à l’est le réalisme socialiste. Mais il est probable que, la plupart du temps les artistes ontseulement suivi le mouvement, par intérêt, conformisme ou désir d’être de son temps, de suivre la mode, comme le disait Bacon sans mâcher ses mots.
Mais ce n’est pas là mon sujet. Je propose de faire d’abord le point sur les présupposés sur lesquels repose le rejet moderne de la figuration, étant entendu que depuis Platon l’art, en tant qu’illusion éloignant de la vérité, est suspect.
– L’un de ces présupposés, apparu dans les premières décennies du XXe siècle, est que la figuration est soumission, consentement à la réalité, réalité que l’artiste doit au contraire combattre et détruire. Cette idée assez étrange, qui laisse entendre que la destruction de l’image pourrait avoir un impact sur la réalité est notamment formulée par Breton dès le Manifeste du Surréalisme. Elle peut s’expliquer de façon anecdotique par le déclin de l’art figuratif « officiel », qui semblait renvoyer fidèlement aux possédants l’image du monde sur lequel ils régnaient. Le fait qu’une telle peinture existe en effet, qu’elle remplit chaque année les Salons de peinture jusqu’à la 1ère guerre mondiale a pu contribuer à donner quelque vraisemblance à cette thèse.
– On a cru inversement, par une confusion fréquente entre contestation artistique et contestation politique, que la non-figuration pouvait être révolutionnaire. La répression par les nazis et les bolchéviques ensuite de l’art « dégénéré », lequel, soit dit en passant, était moins abstrait qu’expressionniste, donc dangereux par la critique sociale qu’il véhiculait, a pu accréditer cette idée.
– Cette idée de la soumission et du consentement de la peinture figurative à l’état des choses repose sur l’idée que celle-ci n’est pas une création mais un reflet, voire une célébration cynique de l’état des choses, ou pire encore, la version édulcorée, idéalisée d’un monde exécré. En tout cas, une copie, une reproduction.
– Copie pour copie, la photographie pouvait – a-t-on cru – remplacer la peinture dans cette fonction désormais inutile de description du monde, cependant que les peintres se faisaient enfin créateurs.
– Toute la peinture figurative était ainsi renvoyée du côté de la non-création, la vraie création étant obligatoirement épurée de tout lien avec le monde visible, ce qui suppose la mise en œuvre combinatoire de formes non représentatives et le jeu libre des couleurs. On retrouve dans cette ambition l’idéal du peintre démiurge qui « terrasse » la nature et aspire à remplacer l’imitation de ce qui est par une « conception » ex-nihilo, qui le fait l’égal de Dieu. Ce n’est pas un hasard si tant d’abstraits sont des mystiques et des millénaristes.

A l’origine de cette vision simpliste, le présupposé d’une référentialité qui n’existe et une méconnaissance de la complexité des rapports unissant le tableau et le visible. Le terme de « représentation » nourrit d’ailleurs le malentendu s’il est entendu comme présentation seconde de ce qui a été déjà vu, un paysage peint représentant un original que le peintre a eu sous les yeux ou un portrait représentant un modèle également préexistant, une chose du monde, laquelle serait son référent. Cette illusion vient de ce que la peinture a toujours utilisé des « signes naturels » : ils ont affaire directement aux choses, à des motifs visuels qui se suffisent à eux-mêmes. Un chien, peint par Velasquez ou par Gauguin sera toujours assez « chien » pour être reconnu comme tel même si son « référent  » est introuvable. Ou alors il faut le chercher dans la peinture de Vélasquez ou celle de Gauguin, dans le monde créé par ces artistes.
Le peintre n’est pas obligé de passer par la nomination qui instaure un lien dénotatif (signifiant / signifié ) théorique, sans prise sur le monde. Car si les mots renvoient toujours à des choses, c’est de façon décolorée, abstraite, ou pour reprendre le terme de Bonnefoy « excarnée ». Ils ne leur ressemblent pas (voir l’histoire de « jour » et « nuit »). C’est ce qu’a voulu signifier Magritte avec « Ceci n’est pas une pipe » ou « La clé des songes ». Ainsi le mot « chaise » (chair, sedia, etc.) renvoie au signifié « siège avec dossier sans accoudoirs ». Le prononcer fait surgir dans l’esprit quelque chose de schématique et de flottant, semblable disait Proust à l’image d’un abécédaire, le signifiant « chaise » n’ayant pas plus le pouvoir de prélever dans un référent actuel telle ou telle chaise particulière que d’en faire voir une.

Telle est l’impuissance de la nomination, les méprises auxquelles, contrairement à l’image, elle donne lieu. Se fiant aux sonorités du mot Balbec, le narrateur de la Recherche imagine un lieu bien différent de ce qu’il découvrira sur place et surtout dans les tableaux d’Elstir. De là vient la difficulté pour le poète, qui doit tenir compte de cette déconnexion entre le mot et la chose et chercher, comme le dit Mallarmé, à  « rémunérer le défaut des langues « , à inventer avec la langue commune (les « mots de la tribu » ) un idiome spécial et nécessaire capable de fonder un monde particulier, « tombé dans l’immanence » comme dit Sartre, devenu « chose » selon Ponge, bref échappant à l’abstraction du signifiant.
Il faut à présent revenir au lien que le peintre établit avec son soi-disant référent et pour cela nous avons besoin de la notion de ressemblance.
Contrairement à la mimésis qui relève de l’esthétique, la ressemblance, sacrée et triviale à la fois, jouit d’un double statut.
– Dieu ayant fait l’homme à sa semblance, la théologie nous dit que l’homme déchu a perdu le bien de ressemblance, bien qu’il retrouvera lors du Jugement Dernier. Notons que cette « ressemblance » est par définition sans modèle.
– En même temps, chacun peut faire l’expérience de la ressemblance dans la vie quotidienne d’où l’ironie des gens cultivés à l’égard du profane qui se fixe d’abord sur elle et admire naïvement le peintre d’avoir su « l’attraper ».
Mais personne (et pas plus le peintre que le spectateur initié ou non) n’a vu l’original parce qu’il n’y a pas d’original à voir. Ressembler, ce n’est pas ressembler à quelque chose. La ressemblance est un rapport  intransitif et c’est ce rapport – mystérieux, insaisissable, toujours fuyant – qui nous séduit sans que nous sachions pourquoi. Elle est « sans concept » comme le faisait remarquer péjorativement Descartes. Il y a en outre une valeur ajoutée de ce qui ressemble par rapport à ce qui est qui scandalise celui qui, comme Pascal par exemple, pense en terme de copie et d’original.
En fait, la ressemblance nous intéresse parce qu’elle permet de penser l’autonomie de la figuration, son caractère à la fois non-référentiel et malgré tout référentiel. Référentiel parce qu’usant des signes naturels, reconnaissables, seraient-ils « à dénotation nulle », telle la licorne de Nelson Goodman. Non référentiel parce que dans l’univers du tableau, les choses, déliées de leur fonction commune sont « méconnaissables » comme l’a bien dit Genet à propos de Rembrandt.
Un indice de cette déliaison ou, pour le dire autrement, de l’interruption de cette relation verticale qu’est la dénotation, est la délectation, observée depuis l’antiquité, que nous prenons à la représentation  illusionniste d’un spectacle qui nous aurait dégoûté ou fait horreur dans la réalité. (cf. le boeuf écorché de Rembrandt et sa Leçon d’anatomie ou la raie de Chardin).
Le plaisir naît de la façon dont, par la ressemblance, le peintre a attiré l’objet dans son monde, dont la cohérence horizontale (cf. Searle) obéit, selon la belle expression de Goethe, à sa propre « légalité ». Un monde autonome fait de couleurs venues de l’histoire de la peinture, né de la « digestion » (la métaphore de Valéry est reprise par Bacon qui parle aussi de « coagulation ») d’éléments hétéroclites au « référent » introuvable ou de leur assemblage improbable  (cf. le patchwork de Genette).
Mais ce monde de la peinture nous laisserait bien indifférent s’il ne ressemblait pas assez au nôtre pour lui faire en quelque sorte concurrence ; s’il n’était pas capable, comme dit Leiris à propos de Bacon, de « tenir en respect la sauvagerie environnante ». Quand le narrateur de la Recherche reconnaît lors d’une promenade un site peint par Elstir, il s’attend à y voir surgir des centaures et des licornes.
Ainsi le tableau (mais c’est vrai aussi de la littérature) a-t-il, comme l’écrit Ricoeur faisant « l’éloge de la ressemblance », un pouvoir de refiguration. Un argument de poids contre la thèse de la représentation-copie est précisément la façon dont la peinture transforme notre perception et même notre monde. On connaît le paradoxe de Wilde disant que la nature imite si bien l’art que depuis que les Impressionnistes l’ont dépeinte, Londres est devenue brumeuse. Cette idée était déjà chez Diderot dont la perception d’un ciel nocturne avait été, de son propre aveu, démentie par un tableau. Henry James observe aussi que les types humains anglais, féminins surtout, ont été modifiés par la peinture préraphaélite.
Refigurer, instaurer un monde autonome mais assez ressemblant, assez présent aussi pour être partageable, pour ouvrir un peu, par éclipses, sur l’inaccessible  « arrière-pays » dont parle Bonnefoy, telle est encore aujourd’hui et plus que jamais si l’on en croit les poètes, la tâche dévolue aux peintres.

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

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2 Comments on “Autour de « La Figure du Monde » : ut pictura poesis et ressemblance”

  1. Merci pour cette lumière. J’ai aussitôt recherché votre ouvrage.
    Dans le même ordre, sur un tableau de Martial Raysse « Les deux poètes »:
    VOLP 50

    Dans un silence gris le réceptacle noue le jardin au ciel

    L’œil se hisse dessus le plafond des nuages

    Rêve d’un balcon où le monde s’écoute verdir

    Une bulle de nulle part dont du sifflet des merles

    L’écho tourne sa bouche à tout hasard d’un cri

    Que la beauté hachée des mots aiguille d’autre horloge

    Deux poètes sont au jardin martial

    Aspirant la lumière criblée de fleurs et la bave de l’herbe

    Fouillant la terre au coin pour que tombe à la rime

    Les brillances et consonances du vénéré mystère

    Qu’au pied de nez aussi la forme libre indique

    Si voir se dit et dire se voit qu’une voix le dise cent

    Deux poètes en photo près du torrent divergent

    À exhiber l’élan du saut des berges

    Que l’animal essaie de voir du cœur appelant aux lumières

    Toutes les matières que la myrte au phallos imprime

    Sur le courant où baignent les femmes au bras des hommes nus

    Comme une mouche sur le vin

    Un instant surpris qui dure les statues de leur jardin de phrases

    Les vers y grouillent en ban sous leurs pieds en i grecs

    L’amour a-t-il eu lieu et le seau est-il plein ?

    Un chèvre-bouc s’envole un visage qu’efface

    Le couteau de la langue des muses antonomases

    Deux poètes se peignent et le tableau en parle

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