Le motif baconien : une « forme mémorable »

Dans un entretien paru à l’époque de la Rétrospective du Grand-Palais de 1971, Francis Bacon déclarait : « Ma peinture n’est pas affaire d’expression mais d’instinct. Je n’exprime pas. Je tente de recréer l’image de la réalité qui est dans mon esprit » (L’Express du 15-21 novembre 1971). Or l’instinct pour Bacon n’a pas grand-chose à voir avec la spontanéité ou l’immédiateté. Pour être « réaliste sans tomber dans l’illustration » (à l’exemple de Van Gogh et de tous les peintres qui l’intéressent), pour « faire transiter quelque chose, par exemple une chaise, par le système nerveux », une « technique » est nécessaire. À Marguerite Duras, Bacon parle d’ailleurs de « l’imagination technique », qu’il place aux antipodes de « l’imagination imaginaire », plus cérébrale et  volontaire : « L’imagination technique, c’est l’instinct qui travaille hors des lois pour retourner le sujet sur le système nerveux avec la force de la nature. » (La Quinzaine littéraire, 1971).

Les deux hommes accouplés : un motif autonomisé

L’instinct qui travaille hors des lois ne s’approprie pas seulement de saisissantes formules visuelles rencontrées par hasard (visage à la bouche démesurément ouverte emprunté aussi bien à Poussin qu’à un manuel sur les maladies buccales, par exemple), il les digère et les intègre à son magasin d’images. Ce ne seront donc jamais des « citations », lesquelles restent toujours plus ou moins hétérogènes : comme dotés d’une vie propre une fois « importés », les motifs deviennent les éléments d’un vocabulaire pictural d’une grande puissance, se figeant parfois, comme le profil de George Dyer découpé dans une photo prise par John Deakin, se combinant ou se « greffant » (c’est le mot de Bacon) les uns sur les autres, évoluant de façon imprévisible et souterraine à la manière des « formules de pathos » (pathosformeln) warburgiennes. Leur persistance est une des clés de l’œuvre d’un artiste inlassablement en quête de « formes mémorables » (cf. Michael  Peppiatt, Entretiens avec Francis Bacon, p. 39).

TRIPTYCH IN MEMORY OF GEORGE DYER 1971, Huile et letraset sur toile , coll. Beyeler, détail du panneau de droite et profil découpé de GD trouvé dans l’atelier de Bacon

De ces motifs autonomisés, c’est-à-dire détachés de leur origine (le sujet) et chargés de connotations qui, si elles peuvent varier en fonction du contexte, contribuent à l’impact émotionnel du tableau, je prendrai un exemple d’une étonnante longévité (de 1953 à 1991), que j’appellerai les « deux hommes accouplés » (coupling figure). Il revêt une signification particulière du fait de la solitude radicale qui est généralement le lot des personnages de Bacon. La première occurrence semble presque « narrative » : deux hommes font l’amour dans une chambre (1953, coll. part.). Comme c’est souvent le cas à cette époque, les figures dérivent de plusieurs photos de Muybridge, ici choisies dans une séquence reconstituant « en mouvement » l’affrontement de deux lutteurs (Two Wrestlers, 1887) dont les corps imbriqués, qu’on ne peut parfois distinguer l’un de l’autre, se retrouveront dans mainte toile de Bacon (sans que la « source » Muybridge soit toujours identifiable en tant que telle). L’association de la violence avec l’érotisme des corps nus en étroit contact n’a vraisemblablement pas été voulue par le photographe : c’est même son caractère fortuit qui a dû séduire Bacon. La sollicitation imaginaire est d’autant plus forte en effet qu’elle est involontaire. La posture du lutteur « dominant » de Muybridge fournit la forme triangulaire, caractéristique du motif constitué par les corps photographiés ; elle n’est pas encore très marquée dans le tableau de 53 mais s’accentuera par la suite quand Bacon utilisera deux autres clichés où le « triangle » est encore plus accentué (dans l’un des deux, reproduit ci-dessous, le sexe est visible). Le motif des « deux hommes accouplés » est repris par la suite dans une dizaine de toiles de Bacon, souvent dans le panneau central d’un triptyque. La façon dont il est traité varie en fonction des impératifs stylistiques du moment mais Bacon a généralement fait en sorte de le mettre en valeur, en usant d’un dispositif de présentation surélevé (lit, canapé, voire estrade) et/ou en plaçant derrière le couple un rectangle noir : cadre ou ouverture.

TWO FIGURES, 1953 (détail) et planche de Muybridge utilisée par Bacon

1967-1971

Le couple de 1953 ne constitue cependant pas encore un « motif » à proprement parler. Bacon a représenté (presque classiquement) un sujet et il en va de même pour Two Figures in the grass (1954, 152 x 117 cm, coll. part.) Il faut attendre Two Figures on a couch de 67 pour que le motif des « deux hommes accouplés », amalgame indissociable de chairs au contour caractéristique, devienne (ou puisse être perçu comme) une « forme mémorable ». Le peintre l’utilisera désormais comme un élément signifiant pouvant être associé ou combiné à d’autres. Ici, il est allongé sur un gros fauteuil bleu, peut-être un canapé transformable, parfois représenté dans les tableaux de la 2e période (par exemple en 1962 dans Seated Figure on a couch ou, en 1964, dans Three Figures in a room du Centre Pompidou). Un bras s’échappe à l’avant, comme dans la première photo de Muybridge. Le mouvement puissant de la cuisse gauche de Two figures a disparu.

TWO FIGURES ON A COUCH, 1967, 155 x 140 cm (détail)

Le panneau droit du Triptyque Sweeney agonistes réutilise le motif identifié ci-dessus : même contour, même entrelacs de chairs et certains détails. La réutilisation de ce paradigme visuel contribue en outre à marquer nettement comme « masculin » le couple de droite, par opposition à celui (féminin) du panneau de gauche. Dans les deux toiles de 67, très typiques de la deuxième période (1958-1973), Bacon a « contenu » les chairs presque informes de ses personnages dans une forme plus iconique que représentative. Du « couple » initial, il ne subsiste en apparence pas grand-chose, sinon ce qui est sans doute l’essentiel pour Bacon et justement fait motif : la forme, le contour à peu près triangulaire des chairs mêlées.

TRIPTYCH, 198.8 x 148.3 cm (Sweeney agonistes)
Détail du panneau droit

En 1970, le motif est repris dans le panneau central de deux triptyques, d’abord sur un lit rond vert cru un peu défait, au cadre et aux pieds en bois clair, le second sur un rond-piste bleu roi abstrait. Les corps y sont pour ainsi dire « en vrac » mais obéissent toujours au schéma triangulaire venu de Muybridge. On reconnaît George « au-dessus » ; l’autre corps dérive sans doute possible d’un autre cliché de Muybridge (ci-dessous). Ce n’est pas un hasard si les panneaux latéraux semblent poser la question de la représentation : un modèle s’offre à l’artiste, cinéaste à droite et peut-être peintre à gauche. Une même plate-forme est utilisée pour les deux couples du triptyque, la particularité de cette oeuvre étant qu’elle confronte le motif étudié et un couple féminin non issu de Muybridge.

TRIPTYCH – STUDIES FROM THE HUMAN BODY, 1970, huile sur toile et letraset, 198 x 147.5cm, coll. part.
Planche de Muybridge

Les têtes des amants sont bien visibles dans le triptyque de Canberra, dédié à Dyer qui se balance sur une étrange structure dans les deux panneaux (nu à droite, vêtu de bleu à gauche).

TRIPTYCH – STUDIES FROM THE HUMAN BODY 1970, 198 x 147.5cm, National Gallery of Australia, Canberra 1972/73

APRÈS 1971

Les trois oeuvres suivantes, datées de 1972 et 73 et donc postérieures au suicide de George Dyer, ont un caractère différent, comme s’il fallait désormais rechercher une certaine « littéralité » : le mot est de Bacon, qui admire les grands artistes du passé comme Velasquez, Rembrandt ou Van Gogh d’avoir évité l’illustration tout en « enregistrant » l’apparence pour la restituer (voir sur ce point l’article précédent « Bacon, un moderne intempestif »). Est-ce la mort de George qui rend un peu vains les exercices de style précédents ? Le fait est que les corps redeviennent lisibles et distincts dans l’étreinte. Cette évolution – observée ici à propos du motif qui nous occupe – va se généraliser et marquer le passage à la troisième période (1974-1991). Les deux premières occurrences appartiennent à un triptyque (les panneaux latéraux interviennent donc dans la lecture qu’on peut en faire), la 3e est une toile isolée.

THREE STUDIES OF FIGURES ON BEDS, 1972, 198 x 147.5 cm. huile et pastel sur toile, Collection privée, Suisse

Notre motif occupe le panneau central du triptyque de la collection suisse. A droite et à gauche, un seul homme sur un lit d’une place semble en proie à un tourment que matérialise un cercle muni de flèches. A droite, le buste incomplet semble bien être celui de Dyer. Il en va de même, à gauche, de la nuque du personnage placé au-dessus. J’ai souligné en commençant que le motif qui nous intéresse détone un peu dans une oeuvre marquée par la solitude des personnages, souvent isolés. Ici, contrastant avec les panneaux latéraux, il contribue tout particulièrement à souligner cette solitude: petit lit sur les côtés, lit double au milieu sous l’abat-jour (au lieu de l’ampoule nue). Et pourtant le décor est le même, d’ailleurs très inhabituel chez Bacon : sol brun, baie vitrée donnant sur ce qui ressemble à une installation portuaire. Dans le Triptyque août 1972, on reconnaît Dyer sur les panneaux latéraux, assis sur sa chaise en slip blanc comme sur les photos bien connues de Deakin prises dans l’atelier.

PHOTO DE DYER PAR JOHN DEAKIN
(retrouvée dans l’atelier de Bacon)

Associé à ces portraits posthumes, le motif central devient décidément l’icône quasi non représentative du deuil amoureux et artistique : peu importe alors qu’on y reconnaisse l’un ou l’autre des deux hommes. Bacon l’a d’ailleurs simplifié, privilégiant les lignes des corps alors que les visages cette fois sont illisibles. La source du nu sur le ventre aux fesses bien visibles est la 5e photo de Muybridge, reproduite ci-dessus. Notons que cette fois les corps sont à même le sol, dans un espace aussi abstrait que possible, à la limite du funèbre cadre noir. Modèle plus qu’amant, Dyer est assis au milieu de la pièce, doublement présent malgré les zones d’effacement qui affectent ça et là son corps.

TRIPTYCH AUGUST 1972, huile et sable sur toile, 198 x 147.5cm, Tate Gallery
TWO FIGURES WITH A MONKEY, 1973, huile sur toile , 198 x 147.5cm, Musée Tamayo d’art contemporain, Mexico City

Ce qui frappe d’abord dans la toile à fond orange vif de 1973, c’est le dispositif ostentatoire d’exposition du couple : non pas un lit, malgré l’oreiller et – quasi rituelle dans les chambres baconiennes – l’ampoule nue allumée au-dessus des personnages comme une lampe votive, mais une plate-forme bleue légèrement décentrée reposant sur une structure métallique. Un petit singe y est bizarrement accroché. Cette peinture fait un contrepoint intéressant à la précédente en ce qu’elle est assez directement autobiographique : le profil de l’homme au-dessous est un autoportrait et on reconnaît celui de Dyer au-dessus. En pleine période de deuil, Bacon a privilégié cette ressemblance des visages tout en conservant la forme triangulaire caractéristique.

Le panneau central du triptyque Studies of the human body de 1979 représente les amants plus étroitement enlacés que jamais et disposés sur l’étrange lit rond déjà vu tout à l’heure. Dépourvu de literie (à l’exception d’un oreiller), il évoque d’autant plus l’eccyclème antique* qu’un autre motif récurrent de la peinture de Bacon lui confère une tonalité tragique : le journal froissé qui est chez lui comme une version moderne de l’oracle. Notons que le motif se détache sur le même rectangle noir dans les trois dernières toiles où il apparaît.

TRIPTYCH STUDIES OF THE HUMAN BODY, 1979, huile sur toile et letraset, 198 x 147,5, coll. privée

Les deux dernières occurrences

Avant-dernière occurrence du motif des coupling figures, un tableau isolé de 1980 reprend la référence aux lutteurs de Muybridge. Les corps ne reposent pas sur un lit mais sur un sol beige un peu floconneux, peut-être du sable. C’est bien à une lutte que l’on assiste, et une lutte violente, à voir le masque de terreur sur le visage de la « victime », dont la bouche bizarrement placée semble s’ouvrir sur un cri d’agonie. Une substance rose s’écoule sous sa tête. Rien de sportif par conséquent dans cet affrontement : que Thanatos ait rejoint Éros, la sorte de stèle blanche qui s’élève derrière les deux hommes sur une tombe abandonnée semble l’indiquer : seules y subsistent quelques lettres rouges en partie effacées. Le fond est noir, comme dans les dernières occurrences du motif.

TWO WRESTLERS AFTER MUYBRIDGE, 1980
Huile, aérosol et letraset sur toile
Frederick R Weisman Art Foundation, Los Angeles

Associé une fois de plus aux grands rectangles noirs, cet étrange couple est encore présent dans le dernier triptyque peint par Bacon. Très simplifié, il ressemble beaucoup – c’est presque une auto-citation – à celui du panneau central de Triptych august 1972 : même forme, même position à la limite de deux mondes, l’ombre-flaque à l’avant étant devenue noire. Mais le motif des nus masculins enlacés n’est plus associé à la mémoire de George Dyer. Pour le portrait de droite, Bacon aurait combiné l’apparence de son ami José Capela et celle du coureur automobile Ayrton Senna, qui devait mourir quelques années plus tard. Les personnages, nus, seulement représentés à partir de la taille, enjambent le rectangle noir. Décidés à quitter la scène, ils y laissent leur photographie comme une trace de leur passage (on reconnaît à droite une photo de Bacon déjà utilisée pour le panneau droit du triptyque Three portraits de 1973 et Study from the human body and portrait de 1988). Ils y laissent aussi le souvenir désormais impersonnel, presque mythifié, du corps à corps amoureux.

TRIPTYCH 1991, huile et aérosol sur toile, 198 x 147.5 cm, New York MoMA
Photo trouvée dans l’atelier (auteur anonyme)

* dispositif à roulettes qui permettait de mettre sous les yeux du public un spectacle ayant eu lieu à l’intérieur du palais et donc en principe invisible, par exemple les cadavres enlacés de Cassandre et Agamemnon ou de Clytemnestre et Egisthe dans l’Orestie d’Eschyle (voir l’article précédent « Bacon, un moderne intempestif »)

On peut écouter avec profit la conférence sur Bacon et le nu de David Sylvester : le critique y évoque le motif que je viens d’étudier (the « coupling figure ») https://francis-bacon.com/media/francis-bacon-and-nude

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

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3 Comments on “Le motif baconien : une « forme mémorable »”

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