« C’est tout un » : description et hétérogénéité

(paru dans Du Descriptif, Recto-Verso, n°7, 2011)

Où en est la description[1]? Elle occupe une place centrale dans nombre de textes importants depuis la seconde moitié du XXe siècle mais dans quelle mesure son statut, longtemps problématique du point de vue d’une « esthétique globale de l’homogénéité »[2], a-t-il changé et quels furent les causes profondes de ce changement, qui s’est traduit par une relative déculpabilisation du descripteur[3] ? De multiples facteurs ont contribué à la légitimer elle qui était ressentie comme « un élément étranger, inassimilable de l’œuvre, […] une sorte de kyste textuel »[4] toléré à condition de se soumettre au « régime » narratif dominant, de servir l’histoire et ses héros (ancilla narrationis), d’emprunter autant que possible les marques du narratif, et surtout d’être fortement motivée. Faute de quoi, on reprochait à la description, « débrayant de l’histoire […] en cours »[5], de parasiter le récit en occasionnant un ralentissement insupportable au « lecteur pressé » (Balzac). 
La description était en outre réputée favoriser l’intrusion du référent, non fictif et de ce fait, non artistique dans l’œuvre littéraire. Philippe Hamon analyse en détail son rôle dans la « mise en fiches » encyclopédique par les réalistes du champ « riche et discontinu » du réel[6]. Rien d’étonnant à ce que Valéry y ait vu un indice de la déroute de l’imaginaire entraînant, de la même façon que le paysage en peinture, la « diminution de la partie intellectuelle de l’art »[7]. « Superposition d’images de Catalogue », prosaïque « lieu commun », elle s’est si bien identifiée pour Breton à une littérature bourgeoise détestable qu’après l’avoir « frappée d’inanité» dans le Manifeste du Surréalisme »[8] au nom d’un « impératif anti-littéraire »[9], il la remplace dans Nadja par des photographies.
Ce côté convenu de la description, consentement passif à la réalité, est aussi évoqué – de manière plus surprenante –  par Nathalie Sarraute à propos de Flaubert. Alors que devant un tableau, « notre effort part de l’image imposée, de celle-ci et pas d’une autre, et se porte hors d’elle sur quelque chose d’ineffable, que pour la première fois les lignes et les couleurs nous révèlent et qui nous apporte la pure joie esthétique »[10], la description (même flaubertienne) ne fait selon Sarraute que réactiver un stock d’images toutes faites, déjà présentes dans l’esprit du lecteur, « des mots et des mots seuls que nous devons charger de contenu – et qui, par eux-mêmes, ne sont rien – nous permettent de les voir. Nous nous efforçons alors, nous travaillons, nous cherchons dans nos stocks, nos réserves de souvenirs »[11]. D’où le risque de ne produire que « des images préexistantes, forcément conventionnelles »[12].

Le parallèle établi par Sarraute avec la peinture polémique implicitement avec un topos bien enraciné dans les esprits : tant qu’a duré la domination de l’ut pictura poesis, c’est-à-dire au XVIIe et encore au XVIIIe siècles, c’est précisément le paragone [13]entre peinture et poésie qui justifie le « morceau » descriptif, au moyen duquel l’auteur rivalise avec le peintre. Admis, goûté même, il orne de ses figures, parmi lesquelles l’hypotypose, toutes sortes de discours. Opposant narration et description, Boileau invite le poète à « étaler » ce savoir-faire rhétorique, qu’il réserve à l’épopée[14]. Mais les préceptes de l’ut pictura poesis sont remis en question quand Lessing entreprend, avec son Laocoon, de délimiter de strictes « frontières » entre les arts et de libérer la poésie de « l’obligation de peindre ». Les passages descriptifs doivent être bannis en tant qu’impuretés mimétiques menaçant la spécificité même de la littérature, art du temps censé avoir des moyens supérieurs d’agir sur l’imagination et la sensibilité du lecteur. L’intervention de Lessing renforce la défiance latente vis-à-vis de la description qui menace l’unité de l’œuvre et pèsera lourdement au siècle suivant. C’est ce qui fait dire à Philippe Hamon que « le plaisir de décrire […] n’a pas droit de cité en littérature » (Du descriptif, p. 15).

Hétérogène et impure, réduite à la reproduction de schémas visuels préexistants, bref toujours de trop, la description, « honte de la littérature » selon Nodier, est mise quasiment hors la loi, ce qui ne l’empêche pas, malgré les multiples attaques dont elle est l’objet, de trouver sa place dans ce XIXe siècle si sévère à son égard. Peut-être sent-on confusément qu’elle est indispensable même si la « dépendance [du récit] ne l’empêche pas de jouer constamment le premier rôle »[15]. Aucune école littéraire de ce temps ne se prive d’user de la description et même d’en abuser, que ce soit pour établir un rapport toujours plus étroit avec la nature (le romantisme) ou pour rendre fidèlement compte du monde tel qu’il est (le réalisme et le naturalisme). Les symbolistes y ont recours pour donner corps au rêve ou reconstruire le visible. Chacun, on s’en doute, a de bonnes raisons pour transgresser le principe sacro-saint de l’unité textuelle. Avec l’écriture « artiste », qui cherche ouvertement à produire des tableaux, la description redevient, comme l’ekphrasis antique, une fin en soi, un « morceau » relevant d’autres critères que la narration.
Sa résistance s’explique encore par l’affaiblissement concomitant du récit, ressenti comme arbitraire bien avant l’intervention de Valéry contre les énoncés déclinables à l’infini, du type « la marquise sortit à cinq heures ». La toute-puissance du narrateur, derrière lequel un Diderot, par exemple, ne se cache même plus, est révélée dans toute sa vanité. Procédés et secrets de fabrication sont impitoyablement mis à nu dès l’incipit de Jacques le fataliste. La fin même – vers quoi tend tout récit – y est escamotée au profit de trois dénouements présentés par le narrateur destitué au piètre consommateur de fiction qu’est le lecteur, interpellé et malmené comme tel tout au long du livre.

Symétrique du refus de la description gratuite, émerge ainsi peu à peu l’idée d’une insuffisance du « récit pour le récit »[16]. Faire un « livre sur rien »[17], pour Flaubert, correspond au refus de privilégier les ingrédients habituels du roman. L’art est ailleurs, dans la perfection de la phrase qui « doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore » (à Louise Colet, 22 juillet 52, p 135, souligné par l’auteur). C’est contraint et forcé qu’attelé à « sa » Bovary,Flaubert se résigne « à faire une narration ». Or, confie-t-il à Louise Colet, « le récit est une chose qui m’est très fastidieuse. Il faut que je mette mon héroïne dans un bal. Il y a si longtemps que je n’en ai vu un que ça me demande de grands efforts d’imagination. Et puis c’est si commun, c’est tellement dit partout ! Ce serait une merveille que d’éviter le vulgaire, et je veux l’éviter pourtant »[18]. Il y parviendra en faisant exactement ce qu’il dit, en mettant dans un bal son héroïne, en rendant sa fascination pour l’univers factice de la Vaubyessard par de longues et somptueuses descriptions.
En somme, Breton vient trop tard quand il prophétise dans Nadja la mort de la « littérature psychologique à affabulation romanesque ». Le déclin du dispositif narratif traditionnel est déjà bien engagé, et l’horizon d’attente même du lecteur de roman en est modifié. Si le récit, avec la maîtrise qu’il suppose toujours peu ou prou, perd de sa légitimité, l’œuvre se fixant d’autres ambitions qui réduisent la part du muthos,les hiérarchies s’inversent.Impossible à raconter ou à « résumer », touchant à l’indicible dont elle mime la transgression[19], la description n’est plus la parente pauvre de la littérature mais s’offre comme plus-value notamment artistique[20] tandis que le narratif est décidément renvoyé du côté de la consommation : « dans un récit [le lecteur] attend une terminaison, un terminus ; dans une description il attend des textes »[21], note Hamon qui ajoute que « tous les best sellers sont, sans exception, des textes narratifs » (ibid.). Le lecteur de « textes » est plus raffiné, plus exigeant : il s’attarde, il déguste. On assiste alors à une redistribution des cartes dont l’effet se fera sentir encore au XXe siècle chez des auteurs aussi différents que Beckett, Genet, Gracq ou Robbe-Grillet. La description est de moins en moins considérée comme une excroissance, légitime ou non, de la narration ; selon l’auteur des Gommes,son objectif même : « faire voir » a changé[22]. Son statut s’est trouvé modifié.

Une « substance psychologique nouvelle » 

Des perspectives nouvelles s’ouvrent donc pour la description. Disons tout d’abord qu’elle profite de l’émergence au début du XXe siècle d’une esthétique moins soucieuse qu’autrefois d’homogénéité et d’unité, s’accommodant même d’un certain chaos, à l’image de la réalité elle-même, où tout n’est pas « motivé ». Le côté « non forme », voire informe de la description paraît à même de rendre compte d’une réalité perçue elle-même comme incompréhensible, absurde d’où l’intérêt qu’elle suscite chez des auteurs comme Kafka ou Camus. On vient alors à la description pour les raisons mêmes qui la faisaient condamner : à cause des libertés qu’autorise sa structure « ouverte », parce qu’elle est potentiellement infinie[23], déréglant peu ou prou la diégèse, qui suppose une clôture. Chose curieuse, si on la trouve souvent « inutile », son caractère arbitraire n’est pas relevé sinon dans le cadre de l’ « effet de réel » analysé par Barthes[24]. Peut-être l’idée implicite de la présence à l’arrière-plan d’un référent qui dicte ses lois lui sert-elle de garant, exerçant ce qu’Eco appelle une « pression contextuelle »[25]: le fait pour des objets d’être « présents ou attendus » dans un milieu donné.
D’un autre côté, l’homogénéité autrefois assurée par un narrateur « fort » n’est plus valorisée. Aux époques de doute, on a de plus en plus de mal à accepter sa toute-puissance pour ne rien dire de son omniscience. Associé habituellement à la représentation de l’extériorité objective, la description se présente désormais comme une voie d’accès à ce que la narration ne parvient plus à prendre en charge, sinon de manière convenue et artificielle : l’intériorité. Comment rendre compte de ce qui échappe à l’analyse consciente, comment faire prendre corps au fantasme dans la temporalité nécessairement suspendue qui est la sienne sinon par la description ? Et là encore, la narration doit se soumettre, en lui déléguant une part de son ancienne fonction. L’inflation au XXe siècle des textes à la première personne s’explique par un soupçon généralisé portant sur l’invention romanesque et, comme dit Sarraute, les consciences « bien nettoyées et parées ». Grâce au « je », explique Sarraute dans L’Ère du Soupçon : le lecteur est d’un coup à l’intérieur, à la place même où l’auteur se trouve, à une profondeur où rien ne subsiste de ces points de repère commodes à l’aide desquels il construit les personnages. Il est plongé et maintenu jusqu’au bout dans une matière anonyme comme le sang, dans un magma sans nom, sans contours. S’il parvient à se diriger, c’est grâce aux jalons que l’auteur a posés pour s’y reconnaître. Nulle réminiscence de son monde familier, nul souci conventionnel de cohésion ou de vraisemblance ne détourne son attention ni ne freine son effort. Les seules limites auxquelles, comme l’auteur, il se heurte, sont celles qui sont inhérentes à toute recherche de cet ordre ou qui sont propres à la vision de l’auteur[26].

Cette matière « anonyme comme le sang » où le lecteur a plongé, loin du monde des romans auquel il est habitué, est hors de portée du narrateur traditionnel mais elle se laisse appréhender indirectement et fournit les matériaux d’une nouvelle psychologie, « révélation, mise en œuvre de forces psychiques inconnues ». Pour Sarraute, c’est « la base de toute littérature » : « aucune forme littéraire ne peut s[’en] passer. Quand elle s’en passe, la psychologie se venge »[27]. Le roman moderne ne veut donc pas, comme on l’a souvent dit, s’en tenir à l’extériorité d’un monde privé de sens, reflet du vide intérieur de ces coquilles creuses que sont devenus les personnages. Au contraire, il s’agit de rendre compte de phénomènes particulièrement ténus et encore à découvrir. En cela Flaubert est bien le précurseur du « roman moderne ». Madame Bovary, son seul vrai chef-d’œuvre d’après Sarraute, nous livre sans médiation le monde d’Emma, un monde correspondant « à ce que l’on nomme aujourd’hui l’inauthentique » (« Flaubert le précurseur », p 78). C’est « le regard extraordinairement attentif, fasciné, d’une petite-bourgeoisie nourrie de ‘‘littérature’’, qui donne à ces images leur intensité, leur force, leurs arrière-plans, et parfois leur subtilité et leur ambiguïté » (ibid. p. 79), c’est leur contenu qui fait la force des descriptions flaubertiennes. Sarraute l’appelle « substance »[28].

Description et « mutation spontanée de substance » (Julien Gracq)

La description aurait donc changé d’objet. Sa tâche n’est plus d’inventorier les particularités physiques ou les possessions de personnages psychologiquement cohérents comme « dans les temps heureux d’Eugénie Grandet » (Nathalie Sarraute, L’Ere du Soupçon p. 71) mais de construire une vision à plusieurs niveaux, « cet apprêt, composé d’images et d’idées depuis longtemps mille fois ressassées, reprises, travaillées et perfectionnées », (« Flaubert le précurseur » , p 81) dans laquelle le personnage est impliqué, mais aussi l’auteur et le lecteur. Jeux de superposition, de contrepoints, parfois sans transition : là est pour Sarraute la modernité et même le « modernisme » de Flaubert qui use d’Emma comme d’« un réactif qui constitue [la] vision du monde et qui fait, à tout moment, osciller la réalité, révélant qu’elle est un trompe-l’œil. » (ibid., pp. 83-84). L’énoncé descriptif « à double-fond »[29] rend inutile l’intervention du narrateur : c’est la condition pour qu’il soit le lieu d’une révélation de ce qui était jusque-là invisible ou inconscient. D’où l’usage qu’en font des écrivains aussi différents à première vue que Beckett et Genet, qui, mettant l’ensemble du texte au régime descriptif, lui assurent, comme on le verra plus loin, une homogénéité inattendue.

Avant d’en venir à leurs textes, il faudrait dire un mot de la réticence de certains romanciers à prendre au sérieux le problème de l’hétérogénéité introduite par la description. Dans The Art of Fiction, Henry James s’insurge contre la distinction entre récit, description, dialogue. C’est selon lui une lubie de critique littéraire que d’établir des « frontières artificielles » à l’intérieur de l’« être vivant » qu’est le roman. Pour Julien Gracq aussi[30], la « matière romanesque » mettrait « à égalité » « hommes et choses, toute distinction de substance abolie » (p 4, souligné par Gracq). Tout étant « happé » dans une « continuité impitoyable »  (p. 119), « dix lignes de débat de conscience ou de mobilier Louis XV, d’une certaine manière profonde, essentielle, c’est tout un »(souligné par Gracq, p. 6). Une opération qui consisterait à « dégraisser » un roman en l’allégeant de ses descriptions (p. 7, souligné par Gracq) serait donc non seulement ridicule mais impossible. La cathédrale s’effondrerait.

Que penser du déni de ce qui est pourtant largement ressenti comme problématique ? Sans doute, dans les œuvres où la narration est forte, les frontières sont abolies et même l’effet en retour de la fiction sur la non-fiction, du narratif sur le descriptif est constant, n’épargnant pas l’auteur lui-même (voir Balzac réclamant Bianchon sur son lit de mort). Le style, le fameux « vernis des maîtres », « absorbe ou convertit tout ce qui était différent »[31] et parvient à unifier l’énoncé. Mais de telles œuvres sont rares, ce qui veut dire que si les descriptions d’un roman sont perçues comme des pièces rapportées, c’est surtout en raison de l’impuissance du régime dominant (narratif) à vraiment dominer. Sinon pourquoi s’interdire, comme le fait l’auteur du Rivage des Syrtes,l’usage des noms réels de lieux et de personnes ? Si narration et description sont organiquement liées, si tout ce qui entre dans un roman, y compris ce qui est ou paraît strictement non fictif ou référentiel, subit une « mutation spontanée de substance » (p. 26), tout devrait être permis. Les précautions prises par Gracq montrent que la question de l’hétérogénéité s’est posée pour lui.

Celle-ci est déplacée quand, devenue hégémonique, la description impose une nouvelle vision. « Se borner à la description, c’est évidemment récuser tous les autres modes d’approche de l’objet »[32], écrit Robbe-Grillet, accordant à l’objet un privilège révélateur de la mise entre parenthèses de son corollaire, le sujet, c’est-à-dire le narrateur, désormais effacé (« gommé »), en tant qu’instance surplombante, analysante ou interprétante. Ce qui ne signifie pas qu’il a disparu, au contraire. Tout au long des Gommes, Wallas semble fasciné par les mains du commissaire Laurent et chaque fois qu’il les regarde, c’est comme si le temps s’arrêtait. Aucune analyse ne saurait mieux rendre compte de l’égarement (de l’aveuglement) de ce nouvel Œdipe arrêté à la surface des choses que les quelques lignes de ce paragraphe des Gommes, isolé par Robbe-Grillet en début de section. S’y révèle bien chez l’auteur une volonté de « débarrasser ce qu’il observe de toute la gangue d’idées préconçues et d’images toutes faites qui l’enveloppent, de toute cette réalité de surface que tout le monde perçoit sans effort et dont chacun se sert, faute de mieux » mais c’est pour « atteindre quelque chose d’encore inconnu qu’il lui semble être le premier à voir »[33] :
« Huit doigts gras et courts passent et repassent délicatement les uns contre les autres, le dos des quatre droits contre l’intérieur des quatre gauches. / Le pouce gauche caresse l’ongle du droit, doucement d’abord, puis en appuyant de plus en plus. Les autres doigts échangent leur position, le dos des quatre gauches venant frotter l’intérieur des quatre droits, avec vigueur. Ils s’imbriquent les uns dans les autres, s’enchevêtrent, se tordent ; le mouvement s’accélère, se complique, perd peu à peu sa régularité, devient bientôt si confus qu’on ne distingue plus rien dans le grouillement des phalanges et des paumes. » (p 235)
Ainsi conçue la description, loin de produire du discontinu et de l’hétérogène, fait entrer le lecteur dans le continu du psychisme, dans ses profondeurs déroutantes : à ce niveau, la vision, non de deux mains mais de « huit doigts » se croisant et se décroisant, est aussi « pertinente » que le scénario œpidien de Wallas retournant sans s’en douter sur les lieux de son crime à venir. En mettant sur le même plan analyse psychologique et description d’un meuble, un auteur peu soucieux d’innovation formelle comme Gracq n’est pas si loin de Robbe-Grillet ou de Claude Simon.

« Vivre et inventer. J’ai essayé. » (Beckett et Genet)

Du renversement opéré par le roman moderne entre descriptif et narratif, je donnerai pour finir un exemple associant deux auteurs qui, malgré leurs différences, traitent la description à peu près de la même façon, en usant d’un dispositif presque identique : Beckett et Genet. Vers 1947-48 paraissent deux livres : Malone meurt[34]et Notre-Dame des Fleurs[35], dont l’énonciateur à la première personne est enfermé dans un lieu clos (chambre pour l’un, cellule de prison pour l’autre), métaphore transparente de l’espace mental où naissent et s’élaborent, « à vue », les éléments composant le texte que nous sommes en train de lire. Chez Genet comme chez Beckett, celui qui dit « je » est explicitement celui qui écrit. C’est « Jean » ou « Jean Genet », qui, à Fresnes où il attend son jugement, s’efforce de rédiger un texte-offrande dédié à la mémoire de jeunes condamnés à mort. Ceux qu’il met en scène sont faits de sa substance. Leurs « belles têtes aux yeux vides » (p. 11) le hantent et il leur invente des vies. « Divine : c’est mille formes séduisantes par la grâce sorties de mes yeux, de ma bouche, de mes coudes, de mes genoux, de je ne sais où. Elles me disent : ‘‘Jean, que je suis contente de vivre en Divine et d’être en ménage avec Mignon’’. » (p. 88). Immobilisé sur son lit, le vieux Malone[36] alterne la rédaction laborieuse d’histoires et l’inventaire de ses maigres « possessions », parmi lesquelles le cahier d’écolier et le crayon usé dont il se sert. Les pages sont comme un réceptacle de ce qui, né « dans la tête » de l’auteur, va, images et récit mêlés, se déverser dans le texte. Beckett : « dans ma tête […] tout glissait et se vidait comme à travers des vannes, à ma grande joie, jusqu’à ce que finalement il ne restât plus rien, ni de Malone, ni de l’autre.» (p 82).

Le narratif « pur » est présent chez les deux auteurs avec ses marques propres (passé simple, opposé à l’imparfait ou au présent d’attestation, troisième personne) mais ne peut être que fragmentaire et discontinu, comme l’est le matériel à partir duquel s’élaborent les images. Genet : « cette merveilleuse éclosion de belles et sombres fleurs, je ne l’appris que par fragments : l’un m’était livré par un bout de journal, l’autre cité négligemment par mon avocat, un autre dit presque chanté, par les détenus (p. 10). Beckett fait de l’interruption le principe de ce qui parvient à affleurer comme récit mais est constamment menacé et ce, dès les premières pages de Malone : « Je n’abandonnerai pas encore » (p. 27) ; « quel ennui » (p. 20) ; « quel ennui et j’appelle ça jouer » (p. 23) ; « non ça ne va pas » (p 24) ; « Quelle misère » (p. 27) ; « Dans son pays, sur le plan alimentaire, les – non, je ne peux pas. » (p. 35). 

Dans le passage suivant de Notre-dame des Fleurs, à la fois scène, portrait et rêverie, le récit ne subsiste qu’à l’état de trace (souligné). Le descriptif domine mais toujours parasité par une énonciation (mis en gras) qui l’infléchit, trahissant ici une hésitation, là une fascination qui fait dériver le regard :

Elle était vêtue ce soir-là d’une chemisette de soie champagne, d’un pantalon bleu volé à un matelot, et chaussée de sandales de cuir. A l’un quelconque de ses doigts, mais plutôt à l’auriculaire, une pierre comme un ulcère la gangrenait. Le thé apporté, elle le but comme chez elle, par toutes petites gorgées (pigeonne), posant et reposant la tasse son auriculaire dressé. Voici son portrait : ses cheveux sont châtains et bouclés ; les boucles dégringolant dans ses yeux et sur ses joues on la dirait coiffée d’un chat à neuf queues. Son front est un peu rond et lisse. Ses yeux chantent malgré leur désespoir et leur mélodie passe des yeux aux dents qu’elle rend vivantes, et des dents à tous ses gestes, à ses moindres actes, et sorti des yeux, c’est ce charme qui, de vague en vague, se déplie jusqu’à ses pieds nus. Son corps est fin comme l’ambre. Ses jambes peuvent devenir agiles quand elle fuit les fantômes à la course, il lui faut filer plus vite que sa pensée pense. Elle buvait son thé sous trente paires d’yeux démentant ce que disaient les bouches méprisantes, dépitées, fanées. (p 38-39)

Chez Beckett l’ironie a remplacé la fascination érotique mais l’économie des régimes est à peu près la même. Voici quelques lignes choisies au hasard :

Mais pour Macmann, ouf, le revoilà, c’est bien un soir de printemps, un vent d’équinoxe rage le long des quais, bordés de part et d’autre de hauts bâtiments rouges, dont beaucoup sont des entrepôts. Ou c’est peut-être un soir d’automne et ces feuilles qui tournoient dans l’air, venues d’on ne sait où, car il n’y a pas d’arbres, ne sont plus les premières de l’année, vertes à peine, mais des vieilles, qui ont connu les longues joies de l’été et ne sont plus bonnes maintenant qu’à faire de l’humus, etc. (p 94-95)

L’étanchéité entre les régimes de l’énoncé ayant disparu, le descriptif autrefois soigneusement démarqué est partout présent grâce à de continuels « glissements », de façon à ce que le lecteur « ne sache jamais très bien [si l’auteur] décrit des objets, des paysages, des « scènes » ou s’il raconte une histoire, sans compter qu’il n’est plus possible de distinguer entre la vision directe d’un spectacle et sa représentation[37]. Sans cesse retravaillée, comme une photo usée à force de manipulations, l’image décrite n’est jamais définitive comme aspirerait à l’être un portrait élaboré d’après un quelconque « référent ». En cela, elle est assimilable au fantasme qui s’élabore à coup de retouches successives puisque, contrairement à l’image peinte[38], il a, tout en étant hors du temps, la faculté d’intégrer la dimension du temps.
La description n’assume donc pas son habituelle fonction référentielle : chez Genet, elle est le moyen par lequel « ces assassins maintenant morts [sont] pourtant arrivés jusqu’à moi… » (p 10-11), les fantasmes de « Jean » se greffant sur le fait-divers. De la même façon, les « souvenirs » de Malone ne se distinguent pas de ses inventions. Cependant noms propres, particularités physiques, gestes cent fois décrits et répétés assurent un ancrage indispensable, l’histoire en est faite. Genet : « A l’aide donc de mes amants inconnus je vais écrire une histoire. Mes héros ce sont eux, collés au mur, eux et moi qui suis là. Au fur et à mesure que vous lirez, les personnages, et Divine aussi, et Culafroy, tomberont du mur sur mes pages comme feuilles mortes, pour fumer mon récit. » (N-D des F, p.16). 

Aussi éloignée que possible du détail réaliste « qui fait vrai », la plus grande précision est requise. Témoin ce portrait semblable à une fiche de police : « Signalement de Notre-Dame des Fleurs : taille 1,71m, poids 71 kg, visage ovale, cheveux blonds, yeux bleus, teint mat, dents parfaites, nez rectiligne » (p.17). « Genet » comme « Malone » s’attachent avec une sorte de dévotion à composer des images exactes à partir de riens : la « chemisette de soie champagne », le « pantalon bleuvolé à un matelot », les « sandales de cuir » (p.38) de Divine; le manteau de Saposcat, devenu Macmann « si bien boutonné, de haut en bas, au moyen d’une quinzaine de boutons au bas mot, éloignés les uns des autres de trois à quatre pouces au plus, qu’il ne laisse rien paraître de ce qui se passe à l’extérieur »,(p.87 ; la description se poursuit ainsi sur plusieurs pages).
L’énonciateur précise, corrige, tâtonne, confronte différentes versions de ce qu’il faudrait appeler la geste de ses personnages. Genet : « Au milieu des pages de ces livres épais, aux caractères écrasés, des merveilles apparaissent […]. Si de moi je fais Divine, d’eux je fais ses amants : Notre-Dame, Mignon, Gabriel, Alberto, des gars qui sifflent en vache et sur la tête de qui, en regardant bien, en auréole on pourrait voir une couronne royale »(p.306). Indéfiniment rejoué, le scénario prend une dimension mythique. L’espace clos « éclate » et la description devient épique. « L’Homme » de son récit, découvre Genet, est « pareil à celui que Michel-Ange peignit nu dans le Jugement dernier. » (p.58). Et même si c’est à contrecœur, le Malone de Beckett avoue : « Que d’histoires je me suis racontées, accroché au moisi, et enflant, enflant. En me disant, Ça y est, je la tiens ma légende. » (p.84). 

On ne saurait mieux dire. Car là est précisément le point intéressant : que l’épique, le mythique fassent retour par ce qui leur est a priori le plus contraire ; que les images acquièrent assez de consistance pour, l’une après l’autre, « fumer » le texte, décloisonnant l’énoncé au lieu d’y introduire de l’hétérogénéité ; que sur la « merveilleuse éclosion de belles et sombres fleurs », ni servante, ni maîtresse, s’élève le récit. Il aura donc fallu attendre le milieu du XXe siècle pour que la vieille question de l’hétérogénéité des régimes littéraires trouve une résolution quand les écrivains se sont mis à user de la description, de son pouvoir non de simple transcription mais d’instauration, ménageant ainsi la possibilité d’une renaissance de la fable.   

ANNIE MAVRAKIS


[1] Ou le « descriptif », comme préfère l’appeler Philippe Hamon puisqu’il s’agit davantage d’un « régime » que d’un type d’énoncé.

[2] Philippe Hamon, Du Descriptif, Hachette supérieur, 1993, p 13. 

[3] Sur la « culpabilisation » de l’écrivain descripteur qui conduit un Zola à se fixer comme programme « pas de descriptions ou le moins possible », voir Du Descriptif, p. 32, n.2.

[4] Hamon, Du Descriptif, p 13.

[5] Du Descriptif, p. 242.

[6] Cf. Philippe  Hamon, « Un discours contraint », in Littérature et réalité, éditions du Seuil, coll. « Points », 1982.

[7] Degas, Danse, Dessin, Œuvres, bibl. de la Pléiade, vol 2, pp. 1219-20, souligné par l’auteur. Il faut préciser que Valéry met description et récit « dans le même sac de l’aléatoire et de l’informel » (Du Descriptif, p. 18, n. 1).

[8] Manifeste du Surréalisme, Gallimard,coll. Idées, 1963, p. 15.

[9] « Avant-dire » de Nadja, Gallimard,  Folio, p 6.

[10] Flaubert le précurseur, in Paul Valéry et l’enfant d’éléphant, Gallimard 1986, d’abord paru dans Preuves, février 1965, p. 72.

[11] « Flaubert le précurseur », p 71.

[12] Ibid. p 72.

[13] C’est-à-dire le « parallèle » entre les arts comme on le disait à la Renaissance.

[14] « Soyez vif et pressé dans vos narrations / Soyez riche et pompeux dans vos descriptions  / C’est là qu’il faut des vers étaler l’élégance. » (Art poétique, Chant III, vers 257-258).

[15] Voir « Frontières du récit » de Genette, Figures II, Seuil, coll. Point, p. 57.

[16] Zola, cité par Philippe  Hamon, Du Descriptif,p 39, n.1)

[17] Lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852, in Correspondance II, bibl. de la Pléiade, p. 31.

[18] A Louise Colet, le 2 mai 52 Ibid,p 83.

[19] Sur le « topos de l’indicible », voir les analyses d’Umberto Eco dans Le vertige de la liste.

[20] Cf. Hamon,  Du Descriptif : « un ‘‘travail’’ particulier sur la description devient un moyen convenable de neutraliser le prosaïsme et le côté toujours un peu matériel, voire un peu ‘‘vulgaire’’ de la fonction référentielle ». p 300. Hamon précise un peu plus loin en quoi consiste ce « travail » : « ostentation d’un savoir-faire stylistique, épithètes rares, métaphores descriptives, etc. ». Zola justifie ses descriptions par l’« emploi scientifique » qu’il en fait (cité par Hamon, p 32). Plus-value en termes de connaissance donc.

[21] Du Descriptif, p 40.

[22] Pour un nouveau roman, éditions de Minuit puis coll. Idées, Gallimard, p. 157.

[23] Cf. Umberto Eco et la « poétique de l’et caetera » dans Vertige de la liste, Flammarion, 2009 (préface).

[24] « L’effet de réel » in Littérature et réalité, Points Seuil

[25] Vertige de la liste, p 116. 

[26] Idées/Gallimard, 1956, p 91.

[27] « Flaubert le précurseur », op. cit., pp. 73-74.

[28] Flaubert est donc bien le « précurseur du roman moderne » conclut Sarraute malgré ses réticences à l’égard d’autres romans comme Salammbô ou L’Education sentimentale « parce qu’il a apporté dans la littérature une substance dont le roman et le théâtre actuels n’ont pas encore épuisé les richesses », parce qu’il a dévoilé « une substance psychologique nouvelle » (p 88).

[29] On pense à Flaubert : « Il faut faire des tableaux, montrer la nature telle qu’elle est, mais des tableaux complets, peindre le dessus et le dessous » (Lettre à Louise Colet du 6 avril 1853, Correspondance, bibl. de la Pléiade, II, p 298).  

[30] En lisant en écrivant, José Corti, 1981.

[31] Proust, Contre Sainte-Beuve, bibl. de la Pléiade, p. 269.

[32] Pour un nouveau roman, op. cit.,  p 78-79.

[33] L’Ere du soupçon, p 167.

[34] De Beckett, éditions de Minuit. L’édition utilisée est l’édition de poche (2004). Malone meurt a été écrit entre 1947 et 1948.

[35] De Genet, Marc Barbezat – L’Arbalète, 1948. Les numéros de page renvoient à l’édition de poche Folio, 1978.

[36] « Malone (c’est en effet ainsi que je m’appelle à présent) », Malone meurt,p. 79.

[37] Cf. Philippe Hamon à propos de Robbe-Grillet dans Du Descriptif, p 170.

[38] En choisissant de se dédier à la peinture, Klossowski privilégie de fixer le fantasme, même si les versions qu’il réalise sont très nombreuses.

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

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