Une nouvelle Judith du Caravage ?

Judith coupant la tête d’Holopherne, Rome, 145 × 195 cm (Galleria nazionale d’arte antica)

Dans ce magnifique tableau, le Caravage renouvelle de façon décisive l’iconographie du sujet, montrant l’héroïne biblique en pleine action, sous le regard médusé de sa servante : le sang jaillit en direct, les sourcils de l’héroïne se froncent de dégoût, la main gauche d’Holopherne se crispe sur le drap. On croit aujourd’hui avoir découvert une version différente (et postérieure) de cette oeuvre magistrale. Le Monde et d’autres quotidiens, ainsi que le magazine M  se sont déjà fait l’écho de cette affaire en avril, quand la toile avait été interdite de sortie en attendant son authentification. M lui consacre ces jours-ci un nouveau reportage. Pour le moment, il n’existe aucun consensus. Mina Gregori, grande spécialiste du peintre, a rejeté l’attribution. D’autres pensent que l’œuvre est de Finson, caravagesque flamand auteur d’une version du sujet identique (Naples). De toute évidence, la toile (de dimensions légèrement inférieures à la Judith de Rome) est peu documentée : Finson, peintre mais aussi marchand de tableaux, aurait conservé dans son atelier un original du Caravage, peint vers 1607, soit 7 ou 8 ans après la première Judith. Voilà qui surprend étant donné la célébrité du peintre, dont on s’arrachait les rares œuvres, si controversées fussent-elles. Qu’une peinture réalisée après celles de Saint-Louis des Français (1699-1602) ait pu échapper à la convoitise des amateurs (comme Coppi, l’acquéreur de la Judith de Rome, dite Judith Coppi) paraît incroyable. En revanche, il existe d’innombrables tableaux caravagesques, dont le tableau retrouvé pourrait être un exemple parmi d’autres. J’en ai répertorié de très nombreuses pour ma thèse (Judith et Salomé, une gémellité paradoxale, soutenue à Paris I, http://www.sudoc.fr/041437217.Non seulement le sujet était incontestablement à la mode (pour toutes sortes de raisons) dans la Rome post-tridentine, mais le style du Caravage triomphait, faisant bien des émules. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Finson ou un autre ait reçu commande d’une Judith à la manière du maître, voire ait trouvé juteux de plagier la toile de 98-99 puis d’en réaliser une réplique. A moins que l’oeuvre de Finson ne soit elle-même une copie en effet, de la toile qui nous intéresse.

Le tableau retrouvé dans un grenier de Toulouse et attribué au Caravage

Quoi qu’il en soit, ce prétendu Caravage ne peut être qu’un plagiat. On n’imagine pas un artiste aussi exigeant et novateur s’imitant lui-même tout en prenant soin d’introduire des modifications pour faire croire à une nouvelle création. Or c’est ce qu’on observe ici :

1) Le plagiaire reprend la draperie rouge mais comme il modifie l’éclairage, devenu plus diffus, l’attention n’est plus centrée sur l’acte de Judith. S’ajoute à cela la place excessive accordée aux draperies – rideau et lit – , magnifiques dans le tableau du Caravage mais sans donner l’impression, comme ici, de morceaux de bravoure destinés à faire valoir l’habileté (incontestable) du peintre – et augmenter le prix du tableau.La scène héroïque devient scène de genre.

2) La vieille servante et Judith échangent leurs places. La vieille, désormais affligée d’un double goître, regarde Judith d’un air effaré alors que dans la toile du Caravage, elle est le témoin pétrifié de quelque chose qui la dépasse. Le plagiaire a juste voulu tirer parti du contraste entre laideur hyperbolique et beauté, topos vulgaire, indigne du maître lombard.

3) Judith, vêtue de blanc dans la toile du Caravage, redevient la veuve en habits de deuil (costume qu’elle a pourtant abandonné pour accomplir sa mission) représentée dans d’autres versions (comme celle du Valentin). Loin d’être absorbée dans sa terrible tâche, elle n’est qu’un modèle qui pose, l’oeil en coulisse vers le spectateur. Ses bras tiennent distraitement (mollement même) les cheveux d’Holopherne et l’épée alors que ceux de la Judith Coppi, dénudés jusqu’au coude et musclés, traduisent la force surhumaine d’une héroïne secondée par le ciel.

Le traitement du sujet est de part en part anecdotique, tout à fait étranger au génie du peintre. En effet, quand le Caravage  reprend un sujet déjà traité, comme pour ses deux Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste entre 1607 et 1609, c’est pour aller plus loin, non pour en proposer une version en tout point inférieure. Alors que l’iconographie de la première Salomé (Londres, National Gallery), malgré son originalité, reste marquée par l’influence de la peinture lombarde du Cinquecento (Luini par exemple), la seconde (Madrid, Palais-royal), place une Salomé vieillie, aux traits durcis (presque une Hérodiade) au centre de la composition, renouvelant un sujet archi-rebattu depuis deux siècles. La tête du bourreau se perd dans l’ombre, celle de la servante semble surgir du corps de Salomé. Une lumière d’outre-tombe baigne la scène. Je croirais volontiers que le plagiaire a emprunté aux deux Salomés le topos des deux têtes de femmes sans en tirer parti aussi génialement que le maître.

Pour finir, voici l’une des versions d’Artemisia Gentileschi (Naples, Musée de Capodimonte), sans nul doute inspirée de celle du Caravage. Mais la scène est totalement réinventée : rajeunissement de la servante, cadrage et éclairage modifiés, impassibilité de Judith (autoportrait du peintre). On est loin ici du plagiat.

Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne, vers 1620

Ci-dessous, la toile de Finson. De celle-ci ou de la toile attribuée au Caravage, laquelle est la copie?

Finson, Judith décapitant Holopherne, vers 1607
Naples, Palazzo Zevallos Stigliano

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

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