Le Temps dédoublé

 
 Le tableau ci-dessous est une curiosité iconographique. Peint par Pompeo Batoni, il se présente comme une allégorie mettant en jeu trois personnages : Le Temps, à droite, la Vieillesse et la Beauté. Le vieillard ailé à barbe blanche qui tient un sablier sur la droite est conforme au type allégorique même s’il n’en possède pas tous les attributs. 

 

 Dans l’étude qui va suivre, je voudrais tenter de comprendre comment ce dédoublement incongru a pu s’opérer.  Sur la toile de Batoni coexistent en effet deux traditions picturales en principes incompatibles. Celle du vieillard temps, analysée par Panofsky (j’y reviendrai) appartient à l’univers de la mythologie, alors que « Vieillesse », même si elle est attestée comme allégorie au moyen-âge (cf. la page sur les textes), renvoie plutôt à la peinture réaliste, par exemple caravagesque. Sur la toile de Batoni se produit donc une rencontre inattendue dont je vais étudier les effets de sens.
A priori, une figure  de vieille femme n’a rien de bien attrayant. A moins que, comme dans le tableau ci-dessous, dû à Giorgione, il ne s’agisse d’un portrait; en l’occurrence celui de la mère de l’artiste. Mais il s’avère que, même dans ce cas-là, le peintre ait ressenti le besoin d’ajouter à l’image familière une dimension allégorique. Un parchemin enroulé, sorte de phylactère, porte en effet ces mots : « col tempo » (avec le temps). Ce que nous avons sous les yeux n’est donc pas un simple portrait. C’est une incitation à superposer par la pensée sur cette représentation un peu déprimante une image déjà effacée, oubliée, celle de la jeunesse enfuie. Le tableau fonctionne donc comme une sorte de palimpseste.

On pense à la poésie de Ronsard (« Quand vous serez bien vieille » par exemple) et plus largement à toutes les méditations mélancoliques de ce temps sur le vieillissement, méditations, précisons-le, parfaitement profanes, à ne pas confondre donc avec les Vanités.
Avant d’aller plus loin, il est bon de rappeler aussi que dans certaines représentations de « La Jeune fille et la Mort », la Mort est confondue avec le Temps et peut, notamment dans les pays septentrionaux (ou la Mort est au masculin), être montrée comme un homme qui agresserait la belle jeune fille. La toile de Baldung Grien que l’on découvrira ci-dessous est aussi une curiosité iconographique dans la mesure où une troisième figure apparaît aux côtés de la jeune fille, qui pourrait être comme chez Batoni l’acolyte de la Mort-Temps ou bien une sorte d’anticipation de ce que va bientôt  devenir la jeune fille.
 

Ce couple jeune/vieille est appelé à se multiplier dans la peinture occidentale. De nombreux sujets l’utilisent en effet. Mais ici ce qui frappe c’est la crudité de la représentation. Non seulement nous voyons à droite un hideux corps quasi décomposé, mais la vieille aussi, de l’autre côté, exhibe sa nudité. La mise en valeur de la beauté féminine au milieu ne saurait justifier cet étalage de chairs flétries. (à suivre)

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

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One Comment on “Le Temps dédoublé”

  1. Bonjour,
    ici encore je souhaite préciser une chose,
    Ici c’est le Temps qui est représenté comme un homme comme dans cette oeuvre de Baldung Grien, mais dans les représentations de la Jeune fille et la Mort, cette dernière est représentée également comme un squelette masculin et pourtant on parle bien de LA mort qui est en plus personnifiée.
    Biensûr parfois on trouve bien un lien entre le genre du nom et le sexe du personnage allégorique mais ici aucun.
    Quant aux danses macabres, les squelettes ne sont pas des personnifications de la mort mais plutôt des assistants de cette dernière.
    Il faut à tout prix distinguer les trois thèmes et ne pas mélanger les iconographies ni les symboles !

    -La jeune fille et le temps, ou allégories de la vanité ou orgueil de la beauté (jeune femme belle s’admirant et exposant son corps, squelettes à proximité et présence du sablier pour symboliser le temps et la finitude de toute chose etc.)

    -la jeune fille et le Mort (squelette, jeune fille et jamais de sablier sinon aucune raison de changer le titre du premier thème…)

    -la danse macabre (squelettes masculins ou féminins plus rarement, hommes et femmes vivants de tous ages et toutes conditions,présence d’instruments de musique et soit mouvement soit hiératisme des personnages)

    Les oeuvres de Baldung Grien ont pour but de choquer, de provoquer le dégoût, de créer un contraste être beauté/laideur, jeunesse/mort, attirance/dégoût
    de plus on y trouve une forte charge érotique et c’est le thème sur lequel je travaille en ce moment.
    je vous conseille le livre très complet de Hutzinger Hélène malheureusement épuisé mais trouvable chez son éditeur à Chartres
    UTZINGER Hélène, Itinéraires des danses macabres, Éditeur.-M. Garnier, 1996.

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