Le réalisme visionnaire de Mikhaïlov (note additionnelle)

Il faut s’arrêter un moment sur la scène où reparaît le portrait d’Anna par Mikhaïlov (voir ici l’article « Le réalisme visionnaire de Mikhaïlov » et le commentaire de Johan). Au moment où il passe commande du portrait d’Anna, le velléitaire Vronski a lui-même entrepris d’en réaliser un, mais la première esquisse de Mikhaïlov* est si impressionnante « par sa ressemblance et un sentiment très fin du modèle » que l’amant d’Anna abandonne son tableau, persuadé de « manquer de technique » (« Je lutte depuis si longtemps sans parvenir à rien […] tandis qu’il n’a eu qu’à la regarder pour la bien rendre ; voilà ce que j’appelle avoir de la technique« ). Vronski est incapable d’imaginer que l’esquisse de Mikhaïlov n’est pas seulement une reproduction habile de l’apparence d’Anna et croit même qu’il ne trouve le portrait réussi que parce qu’il y projette ses sentiments (« Il faut aimer Anna comme je l’aime, se dit Vronski, pour découvrir sur cette toile le charme immatériel qui la rend si séduisante. » ). Erreur que le narrateur rectifie en mettant au contraire l’accent sur le caractère heuristique de la peinture, son pouvoir de modifier le regard du spectateur : « En réalité, c’était le portrait qui lui révélait cette note exquise ; mais elle était rendue avec tant de justesse que d’autres avec lui s’imaginèrent la connaître de longue date.« 

Nous ne percevons donc l’esquisse qu’à travers la réaction admirative de Vronski et de ses amis. Ce n’est que quand le tableau réapparaît, plus loin dans le roman (VII, 9, vol. 2, p. 311), qu’une brève description en est donnée, cette fois encore à travers le regard d’un personnage mais alors que l’amant croyait projeter sa propre vision de la femme aimée sur le portrait de Mikhaïlov (annulant de ce fait l’effet révélateur de la peinture), Levine rencontre d’abord Anne, qu’il n’a jamais vue, à travers le tableau : « un réflecteur répandait une lumière très douce sur l’image d’une femme aux épaules opulentes, aux cheveux noirs frisés, au sourire pensif, au regard troublant. » (on lit dans une autre traduction, celle d’Henri Mongault, que je viens de citer, me paraissant incomplète :

Ce n’était pas un tableau, c’était une belle créature vivante, aux cheveux noirs ondulés, les épaules et les bras nus ; un demi-sourire pensif glissait sur les lèvres ombrées d’un léger duvet ; elle le regardait d’un air triomphant. Elle n’était pas vivante, uniquement parce qu’elle était plus belle que ne peut l’être une personne vivante.« (trad. Bienstock).

La toile est ainsi comme l’ambassadrice de son modèle et Levine est « fasciné ». « Anna s’avancait à sa rencontre quittant la jardinière, et Lévine aperçut dans la demi-obscurité du cabinet la femme du portrait en robe bleu foncé, mais dans une autre pose, avec une autre expression, mais avec autant de beauté qu’en avait exprimé l’artiste. En réalité, la femme vivante était moins éclatante, mais en revanche, il y avait en elle quelque chose de nouveau, d’attirant, qui ne se trouvait pas dans le portrait. » La situation sociale d’Anna en effet s’est dégradée. Revenue à Moscou, elle n’est pas reçue et les femmes de son milieu ne lui rendent pas visite. Le tableau a fixé l’image heureuse d’Anna en Italie, mais le « quelque chose de nouveau, d’attirant » que décèle Lévine dans la femme réelle, devait bien se trouver « en germe » dans l’image », le peintre l’ayant mystérieusement capté, par-delà l’apparence « triomphante » de la femme aimée de naguère. C’est ce qui explique que l’émerveillement ne s’émousse pas et que Lévine ressente le besoin, ayant pourtant vu « l’original », de revenir plusieurs fois au portrait au cours de la soirée : « Levine jeta un dernier coup d’oeil au merveilleux portrait et se surprit à éprouver pour l’original un vif sentiment de tendresse et de pitié. » (trad. Mongault, je souligne). Une valeur oraculaire est ainsi conférée au portrait d’Anna : à une époque où son destin ne semble pas encore tout à fait scellé, le lecteur ne peut plus douter de l’inexorable issue. 

* En illustration de l’article le portrait de Maria Gabayeva par le peintre Nikolaï Gay, ami de Tolstoï, qui appartient à l’école réaliste (comme Mikhlaïlov). J’ignore si Tolstoï connaissait ce tableau mais on pourrait y reconnaître la brune Anna.

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

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One Comment on “Le réalisme visionnaire de Mikhaïlov (note additionnelle)”

  1. Est-ce un hasard ou est-ce que mes sens étaient plus affûtés suite à vos articles mais il m’a été donné l’occasion de regarder Harvey (1950) que vous connaissez peut-etre, sans doute:

    Un homme vit en compagnie d’un lapin imaginaire de deux mètres et son entourage, qui le prenais pour un fou, croit voir lui aussi ce mystérieux invisible.

    Une des scènes centrales du film, pour moi, se situe devant une peinture qui représente l’homme et son lapin.

    Je pense que cette scène pourrait vous intéresser.

    N.B. Je ne savais pas où mettre ce message alors je l’ai mis en commentaire d’un article.

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