Le lecteur d’Anna Karénine (folio n°39) se souvient peut-être que Vronski, ne sachant comment occuper ses longs mois de loisir forcé après avoir quitté l’armée et la haute société de Moscou et de Pétersbourg pour vivre avec Anna séparée de son mari, s’essaie pendant un temps à la peinture. Il a loué dans un petit village d’Italie un vieux palazzo orné de fresques où sa maîtresse lui a aménagé un atelier. Ce bref épisode donne à Tolstoï l’occasion de préciser sa conception de l’art en opposant à son héros, aristocrate cultivé et bien élevé mais incapable de « soupçonner […] qu’on puisse uniquement obéir à l’inspiration » (p 43), un peintre, Mikhaïlov, que l’on peut considérer comme l’un des doubles de l’auteur dans le roman. Pour l’aristocrate Vronski, la peinture est un passe-temps agréable parmi d’autres :
il avait dans sa jeunesse montré des dispositions pour la peinture et, ne sachant que faire de son argent, s’était composé une collection de gravures. Ce fut donc à l’idée de peindre qu’il s’arrêta afin de donner un aliment à son activité. Le goût ne lui manquait pas, et il y joignait un don d’imitation qu’il confondait avec des facultés artistiques. Il se croyait capable d’aborder tous les genres, peinture historique, religieuse, réaliste.[…] Au lieu d’observer la vie réelle, il ne voyait celle-ci qu’à travers les incarnations de l’art ; il ne pouvait donc produire que des pastiches d’ailleurs agréables et facilement enlevés » (ibid).
Qualifié par un ami de Vronski d' »original sans éducation », Mikhaïlov est un véritable artiste, constamment en proie à la fièvre créative et même stimulé par les obstacles (« Jamais il ne faisait de meilleure besogne que lorsque l’argent lui manquait et surtout lorsqu’il se querellait avec sa femme » p 47). Dès qu’il est introduit, l’attention se focalise sur lui et Tolstoï nous le montre au travail, cherchant partout une vieille esquisse froissée et tirant parti d’une tache de cire pour en corriger le dessin, « riant de plaisir » devant le résultat (p 48), enregistrant à toute occasion tel ou tel détail susceptible d’aiguiser sa vision :
« A peine entré, Mikhaïlov jeté un nouveau coup d’oeil sur ses hôtes : la tête de Vronski, aux pommettes légèrement saillantes, se grava instantanément dans son imagination, car le sens artistique de cet homme travaillait en dépit de son trouble et amassait sans cesse des matériaux. Ses observations fines et justes s’appuyaient sur d’imperceptibles indices. » (p 49)
Comme tout artiste vraiment grand, Mikhaïlov est à la fois « convaincu de sa haute valeur » ( p 55) et facilement sujet au doute. Sous le « regard froid du critique« , son chef-d’oeuvre, Le Christ devant Pilate, lui paraît plein de défauts : « Décidément tout cela n’était que vieillerie, pauvreté, barbouillage et bric-à -brac. » Tolstoï a dû faire lui-même l’expérience qu’il prête à  Mikhaïlov, mais c’est bien de peinture qu’il s’agit. On le voit bien quand Vronski met ses propres limites sur le compte de son défaut de « technique », ce qui inspire à  Mikhaïlov/Tolstoï ces réflexions :
« Il ne comprenait pas bien le sens du mot « technique », mais il avait souvent remarqué, même dans les éloges qu’on lui adressait, qu’on opposait l’habileté technique au mérite intrinsèque de l’oeuvre, comme s’il eût été possible de peindre avec talent une mauvaise composition. Il n’ignorait pas qu’il fallait beaucoup de doigté pour dégager, sans nuire à l’impression générale, les voiles, les apparences qui cachent la véritable figure des objets; mais, selon lui, cela n’entrait pas dans le domaine de la technique. Qu’il soit donné à un enfant, à une cuisinière, de voir ce que lui voyait, ils sauraient faire prendre corps à leur vision, tandis que le praticien le plus faible ne saurait rien peindre mécaniquement sans avoir eu d’abord la vision très nette de son oeuvre. » (p 53).
Pourquoi cette insistance sur la « vision »? Sans doute pour rappeler que le réalisme n’est pas la reproduction du visible. Flaubert a besoin de « voir » avant de décrire (lettre à Taine du 20/11/1866 où il est question de ses « hallucinations »), Tolstoï aussi et dans les deux cas cela passe par la peinture.
Une remarque cependant : Mikhaïlov est un peintre heureux et Anna Karénine ne relève pas de ce que j’ai appelé le « roman du peintre »* . Son idéal se confond avec celui de l’écrivain : Voir et non se faire démiurge.
* voir mon livre La Figure du monde qui reprend un article de 1998, paru dans Poétique n°116
Bonjour,
Un autre épisode qui abonde dans votre sens, et qui arrive bien plus tard dans le roman, est celui de la découverte par Levine du portrait d’Anna (peint par Mikhaïlof) en présence d’Anna elle-même:
« …C’était le portrait d’Anna fait par Mikhaïlof en Italie.
« Je suis charmée… » dit une voix qui s’adressait évidemment au nouveau venu. C’était Anna, qui, dissimulée par un treillage de plantes grimpantes, se levait pour accueillir ses visiteurs. Et dans la demi-obscurité da la chambre Levine reconnut l’original du portrait, en toilette simple et montante, qui ne prêtait pas au déploiement de sa beauté, mais ayant ce charme souverain si bien compris de l’artiste ».
Merci de cette précision.