« Raturer outre » d’Yves Bonnefoy : un recueil de sonnets ?

Dans la courte préface de son dernier recueil, Bonnefoy évite d’utiliser à propos des poèmes qui le composent le mot de « sonnet », préférant parler de « quatorze vers distribués en deux quatrains et deux tercets ». Ce « parti prosodique » lui a semblé, explique-t-il, un dispositif propice à faire surgir de l’imprévisible, à défaire les choses sues. Quand, cependant, on l’interroge sur l’utilisation d’une « forme qui rappelle le sonnet » (dans Elle), il admet (anticipant peut-être un reproche ?) l’employer pour ce qu’elle lui « permet de comprendre » : « Le sonnet? Une telle bêche qui a fait ses preuves à travers les siècles. Je l’emploie, mais pour rien qu’un moment d’expérimentation, ce n’est pas lui qui m’importe, mais ce qu’il me permet de comprendre. Il y a des contraintes qui blessent et détruisent la vie, d’autres qui aident à accéder au meilleur de soi ».

Du sonnet, Bonnefoy retient donc surtout les fructueuses contraintes. Mais au fait, s’y est-il soumis, a-t-il écrit des sonnets ? Qu’ont de commun ses poèmes avec cette forme fixe si chère aux poètes français, lesquels s’en sont d’ailleurs faits les théoriciens, insistant sur trois aspects : concision extrême, rigoureux système de rimes, composition savante.
La plupart du temps, en effet, on salue la brièveté de ce type de poème. Baudelaire, auteur comme on sait de très nombreux sonnets, identifie même la vraie poésie avec la concision. Voici ce qu’il écrit dans Fusées : « Quant aux longs poèmes, nous savons ce qu’il en faut penser ; c’est la ressource de ceux qui sont incapables d’en faire de courts ». « Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème », affirmait déjà Boileau dans son Art poétique, insistant sur les « rigoureuses lois » que s’imposent les auteurs de sonnets :
« On dit, à ce propos, qu’un jour ce dieu bizarre,
Voulant pousser à bout tous les rimeurs françois,
Inventa du sonnet les rigoureuses lois »
Lois que Banville rappelle méticuleusement dans son Traité sur le sonnet, pour bannir notamment toute irrégularité dans le système des rimes. En outre, il souligne que la « pensée » du poème est rendue par la composition : rapport des quatrains et du sizain du point de vue du sens, rôle décisif du vers 14. A ce sujet, il cite Lamartine pour qui « un Sonnet n’existe pas si la pensée n’en est pas violemment et ingénieusement résumée dans le dernier vers. ».
Baudelaire valorise aussi la contrainte comme source de perfection : « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense. Il y a là la beauté du métal et du minerai bien travaillé. »
Le poète des Fleurs du mal insiste aussi sur la capacité de cette forme fixe à tout exprimer : « Tout va bien au sonnet : bouffonnerie, galanterie, passion, rêverie, méditation philosophique. »
Enfin Aragon, d’accord en cela avec ses prédécesseurs, admire dans le sonnet l’adéquation entre le système des rimes et la pensée :
« Les rimes dans les quatrains sont comme les murs du poème, l’écho qui parle à l’écho deux fois se réfléchit et on n’en croirait pas sortir, la même sonorité embrasse par deux fois les quatrains, de telle sorte que le quatrième et le cinquième vers sont liés d’une même rime, qui rend indivisibles ces deux équilibres. La précision de la pensée ici doit justifier les rimes choisies, leur donner leur caractère de nécessité.
De cette pensée musicalement prisonnière on s’évadera, dans les tercets, en renonçant à ce jeu pour des rimes nouvelles : et c’est ici la beauté sévère des deux vers rimant qui se suivent immédiatement, pour laisser le troisième sur sa rime impaire demeurée en l’air, sans réponse jusqu’à la fin du sonnet, comme une musique errante.
Car le tercet, au contraire du quatrain fermé, verrouillé dans ses rimes, semble rester ouvert, amorçant le rêve. Et lui répond, semblable, le second tercet. C’est ainsi, au corset étroit des quatrains dont la rime est au départ donnée, que s’oppose cette évasion de l’esprit, cette liberté raisonnable du rêve, des tercets. »

La contrainte majeure tient donc au système des rimes qui est davantage une richesse qu’une limitation. Pour Aragon, le « corset étroit des quatrains » (en principe construits sur les deux mêmes rimes) permet d’apprécier pleinement l’ouverture, l’évasion du sizain.

Alors de quelle façon Bonnefoy use-t-il du « sonnet » ? La différence entre les poèmes du dernier recueil et les suites de trois ou quatre quatrains que je viens de mentionner ne peut résider que dans la surdétermination de l’ensemble du poème par la forme fixe. La reconnaissance, même partielle, de cette forme crée une attente à laquelle le poète est soumis autant que le lecteur : le schéma adopté est, d’une certaine façon, plus fort qu’eux. En quoi sans doute, parce qu’il insiste, parce qu’il résiste, il est (bèche ou vrille), un outil.
La structure avouée – « deux quatrains et deux tercets » (celle du sonnet) – fait signe. Elle a retenu Bonnefoy, lui a fourni le moyen de passer outre. C’est du moins sur cette hypothèse que je construirai une lecture du poème intitulé « Eau et pain » (p 34), poème qui me séduit par la référence à la peinture mais aussi par le thème biblique (peu traité) d’Agar et l’ange. Le poème est en décasyllabes, sauf le vers 8, Bonnefoy se servant comme à son habitude d’un mètre régulier, mais non de façon systématique. Usage où s’inscrit un vrai choix (dans le sens de la liberté comme de la règle) plutôt qu’une routine.

Eau et pain

Ce peu de toile, et déchiré ? Le ciel
Sur une lande où errent des bergers
Avec rien, à la nuit, que leurs appels
Pour troubler de leurs bêtes le grand rêve.

Et je pressens que le peintre a voulu
Que l’ange qui répare l’injustice
Cherche des yeux, même dans un tableau,
Agar, et cet enfant qui fuit avec elle.

Et les voici, et l’ange est auprès d’eux,
Mais c’est ici que l’image s’efface.
L’invisible reprend à la couleur

Le pain miraculeux, le broc d’eau fraîche.
Ne reste, sur l’enfant, qu’une lueur
Qui fait rêver qu’en lui le jour se lève.

Le peintre – et le spectateur qu’est ici en même temps Bonnefoy – n’a pas repris l’iconographie la plus fréquente, celle par exemple du tableau du Lorrain (voir ci-dessous) même si des bergers y sont visibles au fond, dans un désert façon XVIIe siècle, c’est-à-dire un lieu peu habité (Alceste veut « fuir dans un désert l’approche des humains »). Plus une « lande » donc (c’est le mot du poème) qu’un désert biblique.

Les quatrains s’intéressent d’abord à « l’ange qui répare l’injustice » faite à Agar, chassée par Abraham à qui elle a pourtant donné un fils. Ange qui, comme le note le poète, doit « chercher des yeux Agar et cet enfant qui fuit avec elle ». Ainsi, tout ange qu’il est, il a ce moment d’incertitude, peut-être d’inquiétude qui l’humanise et que le rejet du vers 4, avec son suspens traduit très efficacement. « Même dans un tableau / Agar ». De cette façon même dans un tableau rejouant le sempiternel scénario biblique, un Ange immortel est rattrapé par le temps, la finitude.
Et c’est là qu’intervient magistralement l’outil « sonnet ». Les quatrains en effet se sont centrés sur l’Ange scrutant le paysage-tableau pour y découvrir les fugitifs qu’il doit secourir. Mais à peine le vers 9 a-t-il réuni les trois protagonistes que « l’image s’efface ». Tout le sizain est construit sur cette disparition, cette épiphanie à l’envers : « l’invisible » triomphe sur « la couleur », la lueur du jour qui se lève dissipe ce qui n’était peut-être qu’une illusion. Les mots qui savent trop bien l’histoire (« le pain miraculeux, le broc d’eau fraîche ») et ne font que la redire de tableau en tableau laissent la place au rêve. La force de l’évocation du dernier vers : l’enfant disparaissant dans le jour qui se lève est, elle aussi, un « cadeau » du sonnet. Ouverture, évasion vers quelque chose qui tient plus à la présence qu’à la représentation, pensée du poème, fortement résumée dans le vers 14.
Avons-nous affaire ici à un sonnet ? Certainement pour ce qui est de la structure, c’est-à-dire de l’essentiel. De plus, même en l’absence de rimes, et, a fortiori, de leur schéma canonique, on décèle un jeu insistant d’assonances. Les sons [è] (v1, 3, 4, 8, 14), et [eu]ouvert ou fermé (v 9, 11, 13) non seulement dominent en fin de vers mais circulent en réseau tout au long du poème, renforcés par les [a] (Agar, image, efface) dont il ne reste plus trace dans les deux derniers vers quand tout s’est accompli :

Ce peu de toile, et déchiré ? Le ciel
Sur une lande où
errent des bergers
Avec rien, à la nuit, que leurs appels
Pour troubler de l
eurs bêtes le grand rêve.

Et je pressens que le peintre a voulu
Que l’ange qui répare l’injustice
Ch
erche des yeux, même dans un tableau,
Agar, et cet enfant qui fuit avec elle.

Et les voici, et l’ange est auprès d’eux,
M
ais c’est ici que l’image s’efface.
L’inv
isible reprend à la couleur

Le pain miraculeux, le broc d’eau frche.
Ne r
este, sur l’enfant, qu’une lueur
Qu
i fait rêver qu’en lui le jour se lève.

Tissage sonore complexe (belle métaphore de la toile peinte) comme déchiré par les [i] de la double lame de l’invisible que complète et prolonge le réseau des [i] : rien, nuit, qui, injustice, fuit, ici, lui, qui. Ces remarques permettent-elles de conclure? Sans doute pas tout à fait. A suivre donc, par l’étude d’autres poèmes de ce beau recueil.

AGAR ET L’ANGE

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

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3 Comments on “« Raturer outre » d’Yves Bonnefoy : un recueil de sonnets ?”

  1. Bonjour,

    vous trouverez un pensum d’écriture (et de lecture malheureusement) à propos de votre article à l’adresse suivante

    http://www.ipernity.com/blog/h.egolithe/edit/327762

    Ma démarche ne cherche pas à être désagréable, en tous les cas pas envers vous précisément. Si jamais je le suis, dites vous que j’ai essayé de vous lire comme sans doute peu de personnes le font.
    Cordialement
    E.

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