Werk ohne Autor est loin d’être un film parfait. Il est gâté par des longueurs, des images d’Épinal, des séquences convenues, voire « de chic » ou caricaturales. Reste – et c’est l’essentiel – le propos central du cinéaste : comment être peintre au XXe siècle, quand la peinture est partout déclarée morte et enterrée, sauf là où elle n’est plus qu’un outil de propagande (dans le film : Allemagne nazie, RDA), ce qui revient au même. Poser seulement la question, c’est déjà énorme car cela suppose de s’affranchir des réponses toutes faites et des clichés. Von Donnersmark y parvient en maintenant toujours vivace le désir de peinture de son personnage, Kurt Barnet . Désir longtemps dénié sous la pression des événements même si le jeune homme sait d’instinct qu’il doit le préserver, par exemple en se tenant à l’écart des écoles d’art et en gardant clandestines des esquisses peu orthodoxes – disons expressionnistes – en des temps de « réalisme socialiste » obligatoire et de rejet du « ich, ich, ich » (« moi, moi, moi »). Hélas, son talent est « reconnu » et le voilà vedette de son atelier de peinture. La commande d’une immense fresque est censée consacrer sa réussite comme artiste au service du peuple. Il quitte Dresde sans la terminer. Mais l’art conceptuel en vigueur à Düsseldorf ne répond pas davantage à ses aspirations même s’il tente de s’adapter.
Élisabeth et Ellie
Le désir de peinture de Kurt remonte à son enfance. Il n’a pas dix ans qu’il dessine des nus. On les devine inspirés par sa tante Elisabeth May, jeune fille exaltée qui l’emmène à l’exposition d' »art dégénéré » organisée en 37 à Munich par les Nazis. On peut craindre à ce moment du film une sorte d’adhésion « automatique » (manichéenne) au modernisme sous toutes ses formes, d’autant plus qu’il semble séduire Elisabeth. Le cinéaste évite cet écueil. L’enfant ne reconnaît pas son désir dans les toiles (expressionnistes, abstraites, cubistes ou surréalistes) tournées en dérision par le guide. Et même, il n’est plus sûr de vouloir devenir peintre. Le drame qui survient alors (victime de la politique eugéniste nazie, Elizabeth est internée et euthanasiée comme folle) est pris dans une catastrophe plus vaste : bombardement de Dresde, occupation russe.
Tressé au destin de Kurt, celui de Karl Seeband (Sebastian Koch), l’obstétricien SS qui envoie Elisabeth à la mort. Un coup de chance (il pratique un accouchement difficile sur la femme d’un général russe) lui sauve la mise après la défaite. Protégé, « herr Professor » retrouve sa position à l’hôpital : le nazi se mue sans difficulté en apparatchik du nouveau régime. C’est pourtant à travers lui que fait retour le désir, motif essentiel du film, sans quoi l’art est une mascarade. En tombant amoureux de la fille du médecin, qui porte le même nom que la tante assassinée, Kurt reprend sans s’en douter contact avec ce qu’il avait perdu. Certes, il préfère appeler « Ellie » la nouvelle Elisabeth (on pense à Vertigo) mais c’est bien la première qui est ressuscitée. Le parallèle est d’autant plus flagrant que celle-ci en avait appelé aux sentiments paternels de Seeband (« papa, papa! ») au moment d’être emmenée pour être stérilisée ; or c’est à une opération de ce genre que se livre le gynécologue sur sa propre fille quand, en mettant fin à sa grossesse, il prend le risque de la rendre stérile. Il ne faut pourtant pas en conclure que l’histoire ne fait que se répéter : la reproduction du schéma ancien, en ramenant le passé dans le présent, interdit cette fois de « détourner les yeux ». Kurt ne s’en sortira pas tant qu’il n’aura pas réglé ses comptes avec Seeband, tant qu’il ne lui aura pas repris Elisabeth, c’est-à -dire son désir. Or l’adversaire est de taille : souvent cadré en gros plan ou plan rapproché, massif, sûr de lui, doté d’une forte présence, il occupe le terrain, humiliant celui qui est devenu son gendre, le poursuivant jusque dans l’atelier où, le trouvant assis devant une toile blanche, il se moque de lui.
Or à ce stade, Kurt a accepté sa vocation de peintre et c’est paradoxalement son professeur (avatar de Beuys, comme lui portant chapeau et manipulant graisse et feutre) qui l’incite à chercher son inspiration en lui-même. Le « ich, ich, ich » ayant repris ses droits, Kurt est prêt à affronter la toile blanche.
« Ich », c’est le passé refoulé qui vous rattrape
Ce qui vaut aussi pour Seeband car l’entrée de Kurt dans sa vie fait tomber les masques : après Dresde où il n’était plus en sécurité, son protecteur ayant été rappelé en URSS, c’est la R.F.A que le médecin criminel juge prudent de quitter après l’arrestation de son ancien patron. C’est pourquoi, chargeant son gendre de retirer son passeport à sa place, il lui confie des photos d’identité. Il ne se doute pas que ce faisant, il se livre à lui.
Ich, disais-je, c’est le passé refoulé. Kurt a retrouvé dans un tiroir des images de son enfance, en particulier celle qui le montre dans les bras d’Elisabeth, radieuse. Il l’agrandit puis la reproduit sur une toile avant de la retravailler sans en être satisfait. Car il manque une pièce au puzzle du passé : l’image de Seeband. Kurt ignore le rôle qu’a joué son beau-père, c’est pourquoi le hasard se charge de compléter l’oeuvre, en ce sens « sans auteur » : un coup de vent fait apparaître en surimpression sur le visage d’Elisabeth la photomaton de son bourreau. Comme souvent en littérature, ce que les mots ne peuvent pas dire, c’est le tableau qui le révèle. Seeband lui-même comprend devant l’image l’étendue de son crime et s’enfuit sans demander son reste.
Florian Henckel von Donnersmark s’est inspiré de Richter, à qui, paraît-il, il a fait lire son scénario sans obtenir son approbation. Est-ce parce que je travaille sur Bacon? C’est à lui que j’ai constamment pensé même si l’oeuvre de Kurt ne ressemble pas du tout à la sienne. Un premier signe est la référence à Three figures at the base of a Crucifixion (peint en 44, c’est-à -dire peu auparavant) lors de la conférence de Dresde contre l’art bourgeois (la séquence fait exactement pendant à celle de l’exposition de Munich). Choix improbable car Bacon n’était pas assez connu à l’époque pour figurer parmi les exemples à ne pas suivre. Mais Kurt a quelque chose de Bacon : le choix de la figuration, le rôle « déclencheur » de la photographie (central chez le peintre anglais), la dimension autobiographique, et surtout, à travers le rôle du hasard, une certaine impersonnalité. Chez l’un comme chez l’autre pourtant, l’inspiration est profondément personnelle, intime, ce qui ne veut pas dire qu’ils « s’expriment » : Bacon trouvait cette prétention parfaitement ridicule.
Il y a encore un aspect qui rapproche Kurt de Bacon : la stratégie employée pour faire « passer la pilule » de la figuration. Que l’oeuvre soit déclarée « sans auteur » la rend acceptable, même s’il faut mentir sur la nature des images utilisées (non pas des photos de famille mais des clichés quelconques). Ce n’est pas ce qu’a fait Bacon, qui s’est au contraire longuement expliqué sur leur origine. Mais lui aussi a dû « jouer le jeu », se prêtant à la logique de l’interview, qui conduit souvent donner à l’interviewer ce qu’il attend, insistant sur le primat du hasard, mettant sur le même plan Poussin, Vélasquez, Muybridge, les portraits de ses proches commandés par lui à son ami Deakin, rejetant (contre toute évidence) la narration et l’illustration. Evidemment Kurt est un Bacon au petit pied. Et rien n’est plus difficile que de montrer un peintre au travail, comme l’a récemment montré Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, sur lequel je ferai peut-être une note, si j’ai le temps de le revoir. Il faudrait d’ailleurs consacrer toute une étude au genre (très risqué) des films sur la peinture.