Un rêve de Stavroguine (Claude Lorrain chez Dostoïevski)

Je suis tombée il y a peu sur ce passage étonnant des Démons de Dostoïevski, qui n’est pas un auteur particulièrement intéressé par la peinture, du moins à ma connaissance. Ce chapitre, « La Confession de Stavroguine » à un vieux moine, Tikhon, avait été initialement censuré comme blasphématoire. Dans sa confession écrite à laquelle – détail important – il manque un feuillet, Stavroguine évoque sa vie débauchée, en particulier un étrange épisode impliquant l’enfant maltraitée de sa logeuse, Matriocha, qu’il a fait punir involontairement, non sans en tirer une satisfaction mauvaise. Nous ne saurons pas ce qui s’est au juste passé avec la petite fille car le récit lu par Tikhon s’interrompt brutalement, alors que la petite est en train d’embrasser Stavroguine : « La petite fille entoura mon cou de ses deux bras et se mit elle-même à m’embrasser ardemment. Son visage exprimait le ravissement. Je me levais presque furieux ; cela m’était désagréable de la part de ce petit être, et puis, j’eus aussi subitement pitié… ». L’évocation du tableau de Claude Lorrain vient en quelque sorte à la place de la suite « censurée »  par Stavroguine (le feuillet supprimé), après un passage où il est question de la maladie de Matriocha et des projets de voyage du héros. Voyageant en Allemagne, celui-ci s’est arrêté quelques heures dans une petite auberge où, fatigué par son voyage en train, il s’est endormi. Un tableau de Claude Lorrain (ci-dessous avec le texte de Dostoïevski) vu à Dresde lui est alors apparu en rêve, d’apparence idyllique, « enchanteur », coin en somme de « paradis terrestre » qui pourtant semble appartenir à la réalité. Or si l’on connaît l’histoire d’Acis et Galatée, sait que cette scène délicieuse est condamnée. Polyphème va bientôt la dévaster. Voilà pourquoi ce rêve d’abord merveilleux tourne au cauchemar. Mais ce n’est pas le monstre amoureux de Galatée qui surgit. Quand la vision se dissipe en effet, il ne reste plus qu’un point rouge, une petite araignée mortelle dont la piqûre fait renaître non tout à fait les remords de Stavroguine mais, en contrepoint de l’image de Claude Lorrain, le spectacle insupportable du petit poing tendu et du hochement de tête de Matriocha. Ce qui manque dans le tableau est aussi ce qui manque dans le récit : la violence qui va détruire les amants, celle (indéterminée) qui a détruit la petite fille. La scène picturale apparaît comme celle d’un dévoilement intolérable.

Claude Lorrain, Acis et Galatée, Musée de Dresde

DOSTOIEVSKI,  LES DEMONS, La Confession de Stavroguine

Il y a un an, au printemps, comme je voyageais en Allemagne, je laissai passer par distraction la station où je devais descendre pour prendre une autre ligne. Je m’arrêtai à la station suivante ; il était trois heures l’après-midi, la journée était claire. C’était une toute petite ville allemande. On m’indiqua un hôtel ; il fallait attendre : le train suivant ne passait qu’à onze heures du soir. J’étais content de cette aventure, car rien ne pressait. L’hôtel était mauvais et petit, mais tout entouré d’arbres et de parterres de fleurs. On me donna une chambrette étroite. Je dînai bien, et comme j’avais passé toute la nuit en chemin de fer, je m’endormis profondément à quatre heures de l’après-midi.
Je fis un rêve complètement inattendu pour moi, jamais encore je n’en avais fait de semblables. Mes rêves étaient toujours bêtes ou terribles. Il y a au musée de Dresde un tableau de Claude Lorrain qui figure au catalogue sous le titre d’Acis et Galatée, je crois. Moi, l’appelais, je ne sais pourquoi, L’Âge d’or. Je l’avais remarqué depuis longtemps et je l’avais revu encore auparavant. Peut-être même étais-je allé à Dresde uniquement pour cela. C’est ce tableau que je vis en rêve, non comme un tableau pourtant, mais une réalité. C’était de même que dans le tableau, un coin de l’Archipel grec, et j’étais, semble-t-il, revenu de trois mille ans en arrière. Des flots bleus et des îles et des rochers, des rivages florissants ; au loin, un panorama enchanteur, l’appel du soleil couchant…Les mots ne peuvent décrire cela. C’était ici le berceau de l’humanité, et cette pensée remplissait mon âme d’un amour fraternel. C’était le paradis terrestre; les dieux descendaient du ciel et s’unissaient aux hommes; ici s’étaient déroulées les premières scènes de la mythologie. Ici vivait une belle humanité. Les hommes se réveillaient et s’endormaient heureux et innocents ; les bois retentissaient de leurs joyeuses chansons ; le surplus de leurs forces abondantes s’épanchait dans l’amour, dans la joie naïve. Et je le sentais, tout en discernant l’avenir immense qui les attendait et dont ils ne se doutaient même pas, et mon cœur frémissait à ces pensées. Oh ! comme j’étais heureux que mon cœur frémît et que je fusse enfin capable d’aimer ! Le soleil déversait ses rayons sur les îles et sur la mer et se réjouissait de ses beaux enfants. Vision admirable ! Illusion sublime ! Rêve le plus impossible de tous, mais auquel l’humanité a donné toutes ses forces, pour lequel elle a tout sacrifié; au nom duquel on mourut sur la croix, on tua les prophètes, sans lequel les peuples ne voudraient pas vivre, sans lequel ils ne pourraient même pas mourir. Et tout cela je l’ai vécu dans mon rêve. Je ne sais pas exactement ce que j’ai vu ; il s’agissait plutôt d’une sensation. Mais les rochers et la mer, les rayons obliques du soleil couchant – tout cela, il me semblait encore le voir quand je me réveillai et ouvris les yeux, pour la première fois de ma vie littéralement baignés de larmes. La sensation d’un bonheur encore inconnu me traversa le cœur, j’en eus même mal. C’était déjà le soir ; à travers la verdure des fleurs qui garnissaient la fenêtre, le soleil couchant dardait dans ma chambre un faisceau oblique d’ardents rayons et me baignait de lumière. Je me hâtai de refermer les yeux comme pour essaye d’évoquer encore une fois le rêve disparu, mais soudain je distinguai au milieu d’une lumière vive, très vive, un minuscule point rouge. C’est ainsi que cela commença. Et brusquement je me rappelai la petite araignée rouge. Je la vis telle que je l’avais contemplée sur la feuille de géranium tandis que le soleil déversait comme en ce moment ses rayons obliques. Quelque chose d’aigu pénétra en moi ; je me dressai et m’assis sur le lit. Voilà exactement comment les choses se passèrent.
» Je vis devant moi (oh ! pas en réalité ! si seulement cela avait été un fantôme à qui j’eusse pu adresser la parole !), je vis Matriocha amaigrie, les yeux fiévreux, exactement telle qu’elle était lorsqu’elle se tenait sur le seuil de ma chambre et, hochant la tête, me menaçait de son petit poing. Et jamais rien ne me fut aussi douloureux. Pitoyable désespoir d’un petit être impuissant, à l’intelligence encore informe, et qui me menaçait (de quoi? que pouvait-il me faire ?), mais certainement n’accusait que lui-même. Jamais encore rien de sem­blable ne m’était arrivé. Je restai assis toute la nuit sans bouger, ayant perdu la notion du temps. Je voudrais maintenant m’expliquer et dire aussi clairement que possible ce qui se passait en moi. Est-ce là ce qu’on appelle les remords de conscience, le repentir? Je l’ignore encore aujourd’hui. Ce qui m’est insupportable, c’est uni­quement cette vision, et justement sur le seuil, avec son petit poing levé et menaçant; ni avant ni après mais précisément à cette minute; rien que l’aspect qu’elle avait alors, rien que cet instant, rien que ce hochement de tête. Ce geste, le fait précisément qu’elle me mena­çait, ne me paraît plus ridicule mais horrible. Je ressens pour elle une pitié aiguë, à en devenir fou, et je suis prêt à abandonner mon corps à toutes les tortures pour que cette chose ne se soit pas produite ce jour-là. Ce n’est pas mon crime que je regrette, ni la mort de l’enfant ; c’est uniquement cet instant qu’il m’est impossible, absolument impossible de supporter, car depuis lors elle m’apparaît chaque jour et je sais avec certitude que je suis condamné. Elle n’apparaît pas d’elle-même, c’est moi qui l’évoque, mais il m’est impossible de ne pas l’évoquer, bien que je ne puisse vivre avec cela. Oh ! si je pouvais la voir une fois réellement, au moins en hal­lucination ! Je voudrais qu’elle me regardât ne fût-ce qu’une fois encore, comme ce jour-là, de ses grands yeux fiévreux, qu’elle me regardât droit dans les yeux et y vît … Quelle stupidité ! jamais cela n’arrivera.
» Pourquoi donc aucun de mes souvenirs n’éveille­-t-il en moi rien de semblable? J’en ai beaucoup cepen­dant, et de pires encore peut-être au jugement humain … Or ils n’éveillent en moi qu’une simple haine tout au plus, d’ailleurs provoquée par mon état actuel ; autrefois je les oubliais avec le plus grand sang-froid, je les écartais tous et j’étais artificiellement tranquille.

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

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6 Comments on “Un rêve de Stavroguine (Claude Lorrain chez Dostoïevski)”

  1. Dostoievski attribue ce rêve, quelques années plus tard, à Versilov, dans L’Adolescent, en reprenant les mêmes termes, à quelques nuances près.
    Ma recherche d’une reproduction du tableau de Claude Lorrain m’a permis de découvrir votre site que je trouve extrêmement intéressant et que je vais garder dans mes favoris.
    Merci

  2. Merci pour cette belle émotion partagée . Troublée par « le rêve de Stavroguine » , Je suis arrivée sur votre site si intéressant et je me suis permise d’en extraire une partie du texte , en espérant ne pas vous déplaire par cet emprunt .

  3. Je ne découvre votre site que fort à propos : je viens de terminer les Démons il y a à peine une heure. Et quand j’ai revu le tableau de Claude Lorrain qui s’affichait sur l’écran de mon téléphone, j’ai lu en légende, à ma grande surprise, « un rêve de Stavroguine »…
    Je voulais juste te dire que Dostoïevski, d’après ce que j’ai lu de lui, fait souvent mention de tableaux dans ses romans. En l’occurrence, dans les Démons, Stépane Trophimovitch voue un culte à la « Madone de la Sixitine » de Raphaël. Dans l’Idiot aussi, le prinde Mychkine est tellement fasciné et choqué par « le Corps du Christ mort dans la tombe » de Hans Holbein le Jeune, qu’il déclare : « Mais, ce tableau, il serait capable de vous faire perdre la foi ».
    En tout cas, je tiens à te féliciter pour ce site et à te souhaiter bonne continuation. C’est dorénavant dans mes favoris.

  4. Je réponds un peu tard, après avoir relu L’Idiot. J’écrirai sans doute bientôt sur les références au tableau d’Holbein dans ce livre. Merci de me l’avoir signalé!

  5. J’ai lu le roman en 77 ! Impressionnant. plus tard j’ai aimé Le Lorrain, je me suis souvenu.. et j’ai relu le roman.
    Céline a eu une réaction assez semblable, le narrateur du voyage
    imiterait-il Stavrogine ?
    A ma connaisance c’est Nietzche qui évoque souvent Le Lorrain,
    l’antidote au romantisme qui annule par sa magie les oeuvres terribles de Delacroix, Turner,Zola, Baudelaire et même Wagner !
    Il montre l’univers tel qu’il devrait être , heureux, calme, puissament modelé par l’artiste, il s’oppose au réalisme, au nihilisme du 19 éme siécle.
    Ce site est trés intéressant, mais je vais devoir relire l’idiot.

  6. Céline évoque le Lorrain dans Voyage au bout de la nuit:
    « Il faut croire Claude Lorrain, les premiers plans d’un tableau sont toujours répugnants et l’art exige qu’on situe l’intérêt de l’œuvre dans les lointains, dans l’insaisissable, là où se réfugie le mensonge, ce rêve pris sur le fait, et seul amour des hommes. »

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