Francis Bacon à Rome, suite…

  

Je m’étonnais dans ma note précédente du caractère anachronique de l’association Caravage/Bacon par la conservatrice de la Galleria Borghese. Ce qui m’avait sauté aux yeux en visitant l’exposition était l’hiatus entre les oeuvres de ces deux peintres. Et le catalogue ne m’avait guère éclairée tant les contributeurs semblaient faire fi de ce qui pourtant saute aux yeux : les ruptures radicales du dernier siècle, la remise en cause de l’histoire de l’art elle-même ne nous permet guère de voir une continuité là où éclatent au contraire les différences. Caravage et Bacon m’apparaissaient donc trop éloignés pour qu’un rapprochement fût pertinent ; en outre Bacon, qui n’était jamais à cours de références n’a jamais mentionné Caravage alors qu’il a souvent parlé de ceux qu’il considérait comme d’inaccessibles sommets : Vélasquez ou Rembrandt. Ce qui était proposé à Rome non seulement ne réduisait pas la distance entre Caravage et Bacon mais donnait au contraire au spectateur l’impression de visiter simultanément deux expositions, dans deux dimensions parallèles. Il lui fallait constamment « ajuster » son regard et changer mentalement de lunettes. Il m’avait même semblé reconnaître dans ce couplage malvenu une tendance particulièrement détestable de notre époque : fabriquer aux contemporains des « précurseurs » ad hoc en guise de légitimation. Faire comme si de rien n’était, comme si Picasso n’était que le prolongement naturel de Renoir ou de je ne sais qui. Bref j’avais été exapérée de voir sous-estimé le caractère intempestif de l’art de Bacon, ses efforts à mes yeux héroïques pour faire revivre l’histoire de l’art.

 

  Je me rends compte aujourd’hui que le couplage de la Galerie Borghèse rend justice – involontairement sans doute – à la démarche de Bacon, c’est-à-dire au fait pour ce peintre de remettre à l’ordre du jour les problèmes artistiques qui pouvaient être aussi ceux du Caravage et surtout la question du réalisme (ce qui demanderait une étude approfondie que je ne ferai pas ici mais que j’ai esquissée dans la 3e partie de mon livre La Figure du Monde). Du coup, et malgré  l’absence d’argumentation de la part des organisateurs de l’expo, de vrai travail d’identification chez l’artiste  des traits montrant chez lui la volonté de renouer le fil cassé de l’histoire de l’art, je ne trouve plus ce couplage si absurde.
En revanche, les deux peintres ne s’inscrivaient de la même façon dans le paysage artistique de leur temps. La nouveauté de Caravage a été perçue et saluée tout de suite, de manière foudroyante. Tout le monde ne l’aimait pas bien sûr, mais il n’a certes pas été méconnu. Sa manière a fait école partout avant de devenir à son tour conventionnelle à force d’être imitée. De son côté, Bacon a su imposer sa peinture, mais les dégâts subis par l’histoire de l’art au XXe siècle sont tels que l’oeuvre d’un seul ne saurait suffire à la restaurer ; de ce fait, l’impact de sa peinture a été faible. On a surtout cherché à gommer ce qu’il pouvait avoir d’intempestif. C’est cet aspect que je privilégie dans un petit essai qui n’a pas encore trouvé d’éditeur.

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

View all posts by Annie Mavrakis →

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *