Bacon : « Carcasse de viande et oiseau de proie »

Carcasse et oiseau de proie, 1980, huile et pastel/toile, 198 x 147.5 cm, Musée des Beaux-arts de Lyon.

Palimpseste ?

Pour cette nature morte sur fond de toile laissée nue, l’une de ses rares œuvres sans personnage, Bacon s’est-il consciemment souvenu des œuvres de Jean-Baptiste Oudry, en particulier Nature morte : lièvre, canard, pain, fromage et flacons de vin (1.43 — 0.87 m, musée du Louvre) ? Je l’ignore mais outre l’élégance commune aux deux oeuvres, les ressemblances sont frappantes. C’est comme si Bacon nous invitait à prendre acte de ce qu’il est advenu de la nature morte, genre en apparence le plus innocemment décoratif de l’ancien peinture, dont cependant l’usage allégorique est bien connu. Et le fait est que sa « carcasse » un peu gélatineuse, presque translucide, laissant visibles la colonne vertébrale et la cage thoracique, est accrochée à un clou par une ficelle, exactement comme le sont le canard et le lièvre de 1742.
Le fond du tableau d’Oudry représentait en trompe-l’œil une niche voûtée de couleur grise. Bacon a tracé lui aussi sur la toile une sorte de niche-paravent concave reposant sur une base noire. Le bas du tableau est peint dans un ton mastic rappelant la table de chasse en pierre d’Oudry, plus lumineux que la toile en réserve. Un parallélépipède aux arêtes blanches introduit un plan perpendiculaire à celui de la carcasse, laquelle n’est pas accrochée au mur mais descend du plafond à la façon d’un lustre. Sous cet ectoplasme qui a quelque chose d’un oiseau avec son gros œil rond et une sorte de plumet à droite, semble brûler un feu si bien que du carré orange devant lui semble irradier on ne sait quelle douleur.
A la place du fromage et des flacons de vin de la petite nature morte d’Oudry, au pied donc de la dépouille, l’oiseau de proie, translucide lui aussi, annoncé par le titre. Enfin, se découpant sur le noir à droite le motif du journal froissé, récurrent depuis la mort de Dyer. Le peintre a ici réuni ses motifs fatidiques.


On assiste avec ce tableau au retour d’un motif pratiquement abandonné depuis les Crucifixions des années 60 : la carcasse de viande. Est-ce le tableau d’Oudry (souvent reproduit et de toute façon exposé au Louvre, assidument fréquenté par Bacon) qui l’a en quelque sorte « réactivé », hors cette fois de l’ancien contexte de la boucherie ou des abattoirs ? Bien que Leiris évoque à propos de cette œuvre le « tragique d’une scène sacrificielle par la majesté de sa structure et celle de la couleur de la pièce de boucherie haut suspendue » (« Francis Bacon face et profil », p.123), c’est surtout la dérision qui frappe ici, ce que confirmera bientôt le diptyque de 1982 associant, suspendus sur ce qu’est devenue la table de chasse d’Oudry, un poulet et l’Euménide.

Ce qui reste de la nature morte du XVIIIe


Voilà en somme ce qui reste de la nature morte du XVIIIe, privée de son caractère ornemental et des effets virtuoses de plumage ou de pelage du gibier, montré ici écorché (retour à Rembrandt et au siècle précédent). Au bas du tableau ,remplaçant les victuailles annonciatrices de festin peintes par Oudry, est apparu un oiseau qui, bec acéré, ailes ouvertes, paraît sur le point de s’envoler comme si la carcasse avait repris vie.
Il n’est donc plus question pour les dépouilles de chasse de rester là à décorer les murs, est-on tenté de se dire devant le menaçant volatile. Ce danger sous-jacent de la bête (chien, singe, oiseau) mal apprivoisée, illusoirement vaincue et attendant l’heure de la revanche, ressurgit régulièrement dans les tableaux de Bacon alors même qu’on pouvait le croire écarté. Mais ce péril, le peintre ne renonce pas à le conjurer comme le montre le diptyque de 82 qui fait de l’Erinye obsédante et toute-puissante (elle triomphera l’année suivante dans le Triptyque inspiré de L’Orestie d’Eschyle) un vulgaire poulet, version cocasse, plumée, du canard d’antan.


About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

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2 Comments on “Bacon : « Carcasse de viande et oiseau de proie »”

  1. Bonjour, merci pour ce dernier article si convaincant ! Je lis depuis des années vos articles (sur Bacon en particulier). Ils m’aident vraiment à regarder des tableaux qui me semblaient certes magnifiques mais hors d’atteinte. Je crois comprendre que vous préparez un livre. J’en attends la parution avec impatience.

  2. Merci pour l’intérêt porté à ce travail de longue haleine qui est à peu près achevé. J’espère bien le publier en effet. Vous serez informé ici même.
    Cordialement, AM.

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