Il n’est pas facile de prendre assez au sérieux pour en parler longuement un livre aussi mal écrit que La Carte et le Territoire. Pourtant, même si, dès les premières pages, on est découragé par les expressions et locutions archi-usées qu’on ne supporte même plus d’entendre et qu’utilise constamment le narrateur (« plomber l’ambiance », « il se figea tétanisé »), lassé par la syntaxe boiteuse (« sans qu’il ne », « par parenthèses », référent incertain des pronoms personnels, etc.), par les répétitions d’écolier négligent, les impropriétés (« assujettir » pour fixer), l’abus des italiques censées manifester une distance par rapport à l’énoncé ; même si l’ouvrage vous tombe des mains avec ses histoires de chauffe-eau et de plombier, de bonnes bouteilles à 400 euros et d’anus artificiels et surtout son encyclopédisme sans charme, platement hyperréaliste (n’est pas Borgès qui veut) fait de biographies de people recopiées sur Internet, d’innombrables notices et modes d’emploi reproduits in extenso à mourir d’ennui, d’inventaires d’articles de supermarché avec leur marque, on se dit patience : un roman qui traite de peinture ne saurait être tout à fait inintéressant. Le genre n’a-t-il pas donné récemment le chef-d’œuvre de Pierre Michon, Les Onze ? D’ailleurs, le titre choisi par Houellebecq est séduisant et annonce rien de moins qu’une réflexion sur la représentation. On se rend vite compte hélas que l’indigence du propos ne le cède en rien à celle du style.
Disons-le : La Carte et le Territoire est un « produit » conçu pour satisfaire des critiques pressés et peu exigeants (on les comprend : 700 romans à lire en cette rentrée, paraît-il), pour décrocher enfin le Goncourt, comme l’a bien vu Pierre Assouline. Le concert de louanges est presque unanime, l’injonction d’approuver enfin Houellebecq, impérieuse. On devine à l’arrière-plan une sérieuse étude de marché. Vous voulez que ça marche ? Combinez des éléments pas trop subtils, de ces digests qui permettent de faire bonne figure en société, faites-en les « sujets » de votre peintre, ainsi promu au rang de sociologue sinon de prophète. En vrac : les tendances de l’art contemporain avec son pôle kitsch représenté par Jeff Koons (Houellebecq est tranquille : le lecteur le plus inculte doit se souvenir de l’expo de Versailles) et son pôle morbide (Damien Hirst : là aussi nom connu, on en a parlé à la télé) ; la disparition des petits métiers et – plus tard – la métamorphose du paysage rural, le héros découvrant que les gens de la campagne ne sont plus ces paysans hargneux dont il se souvenait mais de polis post-babas qui n’en veulent qu’à votre porte-monnaie ; l’affrontement au sommet des deux géants de l’électronique, le patron de Microsoft et celui d’Apple. Voilà pour la profondeur. Allégez avec un zeste d’anticipation (ça va de la fin des années 2010 au milieu du XXIe siècle), une bonne dose de mise en abyme aggravée d’autofiction masochiste (un des protagonistes est le « mondialement célèbre Michel Houellebecq », sorte de débris désabusé, non exempt de sagesse) ; un tiers de polar : toute la troisième partie mène l’enquête sur l’assassinat sauvage dudit sage dans un esprit de série télévisée, avec policier chevronné et adjoint zélé, épouse universitaire mais sachant cuisiner (genre Donna Leon), scène de crime à gerber (le seul détail drôle passe inaperçu dans le contexte de consternante banalité : le traitement infligé au cadavre – découpé en lanières – évoque une toile de Pollock, ce qui pourrait faire penser à la façon dont l’art du XXe siècle a traité la figure), tableau volé, sadisme, expérimentations sur des fœtus, etc. Complétez par des clins d’œil aux icônes du P.A.F, présentateurs, auteurs de best sellers, critiques même (on plaint Patrick Kéchichian de se retrouver dans cette galère), voire écrivain méconnu généreusement réhabilité.
Alors que reste-t-il d’une lecture aussi éprouvante ? Pas grand-chose, hélas, sinon que de peinture il n’est guère question finalement. Quant à l’art, on ne voit pas bien au nom de quoi Houellebecq en parlerait. Ce qui l’intéresse, c’est le commerce, c’est le monde comme il va. Du moment que la cote de son peintre est vertigineuse, on est tranquille, c’est un artiste dont il vaut la peine de parler. En quoi le romancier se plie docilement à la triste réalité. D’ailleurs il n’y a pas la moindre cohérence dans la production de JM. Lui aussi décline à sa façon les modes du temps : tantôt il « revient à la peinture » (figurative mais pas « minable », comprenne qui pourra), tantôt il retravaille des clichés agrandis de cartes Michelin (d’où le titre), tantôt il photographie des objets manufacturés, tantôt enfin il monte des surimpressions de vidéos. Bref un fourre-tout, un déprimant miroir, une auberge espagnole où l’on ne trouve que ce que l’on apporte.
Bonjour Annie,
Je souscris tout à fait à votre analyse concernant « La Carte et le territoire » et je tiens à vous en remercier. Je suis en effet un peu surpris de la bienveillance unanime des critiques à l’égard de ce livre. Seul Tahar Ben Jelloun, à ma connaissance, a osé émettre des doutes.
Beaucoup de gens semblent dire de Houellbecq qu’il est le grand visionnaire de notre époque. Malheureusement, quand je lis « La Carte et le territoire », je constate surtout une accumulation de clichés qui n’ont pas grand-chose de réel mais qui permettent à l’auteur de faire parler de lui: les uns le portent aux nues, les autres se scandalisent, ce qui fournit une occasion à Michel Houellebecq d’affirmer qu’il est persécuté.
Une chose est sûre, cet écrivain est fort en marketing.
Cordialement,
Sylvain