Pourquoi je n’aime pas Lucian Freud

Je n’ai jamais eu envie d’écrire sur Lucian Freud et encore moins après la grande expo de Beaubourg, qui m’a confirmée dans mon peu d’intérêt pour ce peintre. Mais comme il vient de mourir et que l’on entend son éloge sur toutes les ondes (en attendant la presse), je m’interroge sur  les raisons pour lesquelles cette œuvre me laisse si froide alors que celle des deux artistes qu’on lui associe habituellement, Bacon et Giacometti me touche énormément et m’intéresse, surtout celle de Bacon, à laquelle j’ai consacré plusieurs textes. J’ai regardé attentivement les tableaux de Freud à Beaubourg. Certains ont quelque chose sans doute, qui va au-delà de l’impression générale déprimante ressortant de l’ensemble. Impression que ne me donne jamais Bacon probablement à cause du soubassement mythologique, poétique de son œuvre. Il y a au contraire, chez son ami et modèle, une complaisance à l’égard de la laideur qui n’a rien à voir avec les choix des anciennes écoles naturalistes. Freud n’est ni Vélasquez, ni le Caravage. Le naturalisme ne laissait de côté aucune dimension de la réalité même s’il avait une prédilection envers ce qui était généralement exclu de l’art, considération qui n’a aujourd’hui aucun sens. Mais je suis moins gênée par l’étalage des chairs difformes – d’ailleurs belles à voir par les qualités plastiques, la touche, le coloris assez riche, quoique généralement verdâtre –  que par l’inspiration, non pas prosaïque (ce qui ne me gêne nullement chez Bacon) mais anecdotique. Ce qui est à mes yeux le plus réussi, ce sont les autoportraits ou ces « ateliers du peintre » qui s’inscrivent par leur thème dans l’histoire de la peinture et à ce titre , échappent en partie à l’anecdote.
Freud y cède souvent faute de ce souffle quasi épique caractérisant la peinture de Bacon, habitée de fantômes et de monstres venus de très loin et miraculeusement acclimatés  à notre monde, qui s’en trouve ainsi transfiguré. Je ne trouve pas que Lucian Freud crée un univers qui lui soit propre, comme – très loin de lui sans doute – Francine van Hove, dont j’ai parlé ici même. On ne ressent pas chez Freud ce mélange de familiarité et d’étrangeté analysé par son grand-père, ni cette impression de subitement reconnaître ce qu’on n’a pourtant jamais vu. On admire la virtuosité du peintre mais en quittant ses tableaux, on n’emporte avec soi aucune vision. On n’a pas, comme avec Giacometti, cette certitude (dont parle Genet) que l’artiste est allé chercher ses étranges figures  en un lieu inaccessible où elles l’attendaient. L’obsession qui caractérise Bacon et Giacometti les a toujours poussés à inventer des dispositifs spéciaux pour aller toujours plus loin dans leur quête, insoucieux des modes et des interdits de leur époque. Malgré son choix courageux de la figuration en un temps où celle-ci est automatiquement décriée et réputée rétrograde, je ne trouve rien de tel chez Lucian Freud et je le regrette car cette peinture est de celles que j’aurais voulu pouvoir aimer. Sa stérilité m’afflige comme une promesse non tenue.

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

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