Le dernier tango à Paris est sorti en 1972, un an après la première rétrospective de l’oeuvre de Bacon au Grand Palais. Bertolucci y conduisit Marlon Brando, dit-on, pour qu’il s’imprègne de l’atmosphère de cette peinture. Il est assez visible que non seulement toute l’esthétique de ce chef-d’oeuvre cinématographique est marquée par l’univers de Bacon, mais que surtout le jeu de Brando, la façon dont il a travaillé son personnage sont fortement influencés par ce qu’il a vu au Grand Palais (Bertolucci : « Avec Bacon, vous voyez les gens exposer littéralement leurs entrailles puis se maquiller avec leur propre vomissure : j’ai senti cette même démarche en Brando. »)
Bertolucci affiche explicitement la référence puisqu’il fait figurer en ouverture de son film deux études de Bacon pour des portraits de ses intimes : Lucian Freud et Isabel Rawsthorne. Les images apparaissent d’abord séparément puis côte à côte comme ci-dessous :
Ces deux tableaux frappent par le contraste – fréquent chez Bacon – entre le coloris quasi joyeux (rose, orange, vert vif) et le traitement infligé aux corps, aux visages surtout. En cherchant absolument la ressemblance, Bacon déchire l’apparence, attaque la défense que constitue la peau. La déformation lui permet de retrouver les traits à travers l’émotion qui les traverse, qui les ravage : folie, désespoir, orgasme. Le premier tableau montre le corps d’un homme étendu sur une sorte de canapé, voluptueusement offert au regard et au désir. Il porte un maillot de corps (Brando dans le film porte le même, paraît-il, que dans Un tramway nommé désir ) non par décence mais pour accentuer l’effet produit par le bas du corps nu, aux cuisses repliées. La femme est assise sur une chaise et habillée, les jambes croisées, comme en attente.
Ce rapport correspond assez à celui qui s’établit dans le film entre la jeune Française de bonne famille, fille de colonel, et l’Américain d’âge mûr qui, à la faveur d’une rencontre de hasard, l’initie à des pratiques sexuelles fondées sur l’impersonnalité et une violence consentie. D’emblée, Paul impose à Jeanne un anonymat absolu (« no names« ) ; dans ce non-lieu où ils se retrouvent, ils doivent rester socialement des inconnus l’un pour l’autre. Le spectateur dispose cependant de quelques informations. La femme de Paul, Rosa, vient de se suicider dans la salle de bains de l’hôtel qui lui appartenait et où ils vivaient depuis cinq ans. Depuis, Paul erre dans les rues portant son manteau en poil de chameau à même son T-shirt, clodo élégant et sexy qu’incarne Brando, plus séduisant que jamais à cause de cette fragilité nouvelle, du temps qui lui a fait le cheveu plus rare et épaissi son tour de taille. Le veuf endeuillé cherche une diversion : c’est ainsi qu’il visite l’appartement où Jeanne va le découvrir.
Le motif du suicide (à Paris, dans un hôtel!) évoque fortement Bacon. Son amant George Dyer s’était donné la mort dans la chambre d’hôtel qu’ils partageaient rue des Saints-Pères au moment de la rétrospective de 1971 à Paris. La scène a été « reconstituée » maintes fois par le peintre, notamment dans le célèbre « Triptyque à la mémoire de GD ». Rosa ne s’est pas tuée avec des barbituriques, elle s’est ouvert les veines et la femme de chambre raconte à Paul comment la police a organisé une reconstitution du suicide. Le film nous enferme un temps dans cette salle de bain vétuste, sinistre, où le sang a giclé sur les murs. De nombreuses peintures de Bacon portent ainsi des éclaboussures sanglantes.
Les lieux du film font d’ailleurs constamment penser à ceux de Bacon : appartement délabré dont la vaste pièce principale en rotonde, à trois fenêtres est comme un triptyque, hôtel borgne, cages d’escalier, chambres à coucher au papier peint désuet, salles de bain à la tuyauterie vétuste. Les visages, les objets, les corps sont baconiens : rire grimaçant de la concierge de l’immeuble qui donne à qui la veut la clé de l’appartement fatidique (on pense au Procès de Welles) ; corps-à -corps sur des lits (jusqu’au motif récurrent du couple enlacé) ou silhouettes recroquevillés au sol (celui notamment de Paul mort sur le balcon à la fin) ; dentier complet replacé dans une bouche (important les dents chez Bacon) ; vitres dépolies et miroirs piqués (tel le fameux miroir rond de l’atelier des Reece Mews) qui reflètent les personnages en les déformant, en les floutant, en les fragmentant ; téléphones et même caméra : puisque Tom, le « fiancé » un peu fou de Jeanne (joué par le Jean-Pierre Léaud de l’époque de La Maman et la Putain) tourne un film : Tom ou plutôt peeping Tom, tant ce personnage virevoltant et parasite, qui suit l’héroïne en la filmant, semble inspiré des « attendants » de Bacon, dont l’un au moins tient une caméra.
Un autre objet baconien est le rasoir qui a servi au suicide de Rose et que Brando manie avec dextérité dans la longue séquence de la salle de bain de l’appartement : Paul l’aiguise puis l’utilise sous nos yeux comme le barbier assassin Sweeney, personnage de fait-divers repris par T.-S. Eliot dans plusieurs de ses textes, dont le fameux Sweeney agonistes, qui a donné son titre au triptyque de Bacon et que George Dyer incarne dans Three studies of the male back (ci-dessous le panneau de gauche).
La violence sexuelle ne s’exprime pas seulement dans les fameuses scènes dont on a fait des gorges chaudes (sodomisation au beurre de Jeanne et introduction de son doigt dans l’anus de Paul) : elle est constante en raison du caractère impersonnel, sadien, dont j’ai parlé. Parce qu’il croit n’avoir rien à perdre, Paul évoque ainsi le personnage de T.-S. Eliot, même si la fin du film nous apprend que le cynisme et la dureté ne sont chez lui qu’une posture, une cure plutôt dont il sort rajeuni, rhabillé, presque pimpant. Il veut changer les règles du jeu : aimer en Jeanne pas seulement le corps anonyme dont il usait dans l’appartement mais la femme. Il perd alors tout son attrait, devenant le yankee pourvu d’une identité et d’un passé que Jeanne aurait pu aimer au début. Mais c’est trop tard. « It’s over » dit Jeanne. Oui, répond Paul, mais tout peut recommencer : « That’s right, it’s over and then it begins again … We left the apartment, and now we begin again with love and all the rest of it.«
Sauf qu’il n’y a rien pour eux dehors, ce que Jeanne exprime très bien par la terreur qu’elle ressent quand il la poursuit jusque dans l’appartement de son père le colonel. Ce qui fait un homme – un père – de trop. Et Jeanne tue ce Paul incompréhensible comme on tue un fantôme, peut-être comme peignait Bacon : pour ne pas devenir fou.
J’avais vu le film de Bertolucci quand je ne connaissais pas encore la peinture de Francis Bacon. Puis, hier soir, en revoyant ce chef d’oeuvre du cinéma italien, j’ai eu la belle surprise de trouver deux tableaux de Bacon pendant la séquence d’ouverture. Un détail très révélateur de l’ensemble du film.