Philippe Jaccottet : « Le mot joie »

Comment, dans l’imagination des poètes, les mots résonnent-ils avec les choses, comment se travaille pour chacun d’entre eux la coïncidence du signifiant donné, commun, avec un référent lui-même métamorphosé? Bref, comment les choses du monde trouvent-elles chaque fois dans le poème un nom spécial, imprévu, irremplaçable? C’est une question rarement traitée par les poètes eux-mêmes, jaloux de sauvegarder ce mystère ou peu curieux de l’approfondir. On sait que Mallarmé a évoqué, à propos du mot « fleur » qui ne suscite que « l’absente de tout bouquet », l’interruption de la référence, dont il se félicitait d’ailleurs comme d’une condition de l’assomption du signifant poétique. On connaît aussi ses rémarques sur « jour » et « nuit » (voir sur ce point la belle étude de Genette dans Figures II). On doit aussi à Proust des pages éclairantes sur la dérive du signifiant (par exemple sur les mots « parme » ou « florence »).

Je voudrais m’arrêter un instant sur un beau texte de Philippe Jaccottet (paru dans A la lumière d’hiver publié en 1977 puis repris en volume en 1994) qui creuse magnifiquement ce point à propos du mot « joie ». Et voici comment Jaccottet retrace le voyage de ce mot qui lui est inopinément « passé par l’esprit » un soir d’été.

1. D’abord la surprise, » l’étonnement » que traduit une comparaison elle-même inattendue : « comme traverse parfois le ciel un oiseau que l’on n’attendait pas et que l’on n’identifie pas aussitôt ». Double surprise d’ailleurs car c’est le signifiant du mot, non le signifié qui a surgi ainsi dans sa matérialité, donnée première dans la poésie quel que soit l’état (d’exaltation sans doute, on le devine) qui l’a invoqué.

2. Puis, quoique inattendue chez un poète qui n’en use généralement pas mais confirmant la préséance du son du mot : la rime (soie). Et en même temps une précision : cette association joie/soie n’est pas que sonore ; elle n’est pas arbitraire :  « non pas tout à fait arbitrairement, parce que le ciel d’été à ce moment-là, brillant, léger et précieux comme il l’était, faisait penser à d’immenses bannières de soie qui auraient flotté au-dessus des arbres et des collines avec des reflets d’argent, tandis que les crapauds toujours invisibles faisaient s’élever du fossé profond, envahi de roseaux, des voix elles-mêmes, malgré leur force, comme argentées, lunaires. »

3. A ce point, pourtant, une gêne : à quoi attribuer le surgissement de la rime? N’y a-t-il pas là quelque chose de culturel, d’impensé ? C’est ce que semble indiquer la dernière phrase du paragraphe : « la rime avec joie n’était pas légitime pour autant. »

4. Retour donc à l’expérience première de la surprise : ce mot de joie a résonné comme un vocable étranger, dont est surtout perçue la matérialité : il « était rond dans la bouche, comme un fruit ». On comprend alors que « joie » agit comme une « clé » pour une série de métamorphoses, une parade (on pense à Rimbaud : « j’ai seul la clé de cette parade sauvage »): l’argent du paysage vu suscite l’or d’un autre paysage « de moissons en plein soleil ». Et de nouveau Rimbaud n’est pas loin avec son « cuivre qui s’éveille clairon » : « il ne fallait pas avoir peur de laisser agir le levain de la métamorphose. Chaque épi devenait un instrument de cuivre, le champ un orchestre de paille et de poussière dorée ; il en jaillissait un éclat sonore que j’aurais voulu dire d’abord un incendie, mais non : ce ne pouvait être furieux, dévorant, ni même sauvage. »

5. Quelque chose reste pourtant inexploré, insatisfaisant. Retour du motif de la langue étrangère (« un éclat sonore ») avec l’effort d’approfondir de goûter de nouveau la saveur des sensations : « J’essayais d’entendre mieux encore ce mot (dont on aurait presque dit qu’il me venait d’une langue étrangère, ou morte) : la rondeur du fruit, l’or des blés, la jubilation d’un orchestre de cuivres, il y avait du vrai dans tout cela ».

6. Mais il manque  » l’essentiel ». Le pouvoir du mot joie va bien au-delà de l’expérience individuelle. Il réveille « un souvenir ou un rêve » qui le dépassent, il ouvre sur un infini non pas abstrait mais peuplé d’images de dilatation et d’assomption :  » la plé­nitude, et pas seulement la plénitude (qui a quelque chose d’immobile, de clos, d’éternel), mais le souvenir ou le rêve d’un espace qui, bien que plein, bien que complet, ne cesserait, tranquillement, souverai­nement, de s’élargir, de s’ouvrir, à l’image d’un temple dont les colonnes (ne portant plus que l’air ainsi qu’on le voit aux ruines) s’écarteraient à l’infini les unes des autres sans rompre leurs invi­sibles liens ; ou du char d’Élie dont les roues grandiraient à la mesure des galaxies sans que leur essieu casse. »

7. Comme sans doute d’autres signifiants quasi magiques à condition d’être écoutés, explorés, le mot joie était bien une clé, imparfaite, mais la seule possible pour l’anamnèse. Le travail du poète n’est pas de « réfléchir » mais d' »écouter et recueillir des signes », de « dériver au fil des images ; comprenant, ou m’assurant paresseusement, que je ne pouvais faire mieux, quitte à n’en retenir après coup que des fragments, même imparfaits et peu cohérents, tels, à quelques ratures près, que cette fin d’hiver me les avait apportés – loin du grand soleil entrevu. »

LE MOT JOIE

Je me souviens qu’un été récent, alors que je marchais une fois de plus dans la campagne, le mot joie, comme traverse parfois le ciel un oiseau que l’on n’attendait pas et que l’on n’identifie pas aussitôt, m’est passé par l’esprit et m’a donné, lui aussi, de l’éton­nement. Je crois que d’abord, une rime est venue lui faire écho, le mot soie ; non pas tout à fait arbitrairement, parce que le ciel d’été à ce moment-là, brillant, léger et précieux comme il l’était, faisait penser à d’immenses bannières de soie qui auraient flotté au-dessus des arbres et des collines avec des reflets d’argent, tandis que les crapauds toujours invisibles faisaient s’élever du fossé profond, envahi de roseaux, des voix elles-mêmes, malgré leur force, comme argentées, lunaires. Ce fut un moment heureux ; mais la rime avec joie n’était pas légitime pour autant.
Le mot lui-même, ce mot qui m’avait surpris, dont il me semblait que je ne comprenais plus bien le sens, était rond dans la bouche, comme un fruit ; si je me mettais à rêver à son propos, je devais glisser de l’argent (la couleur du paysage où je marchais quand j’y avais pensé tout à coup) à l’or, et de l’heure du soir à celle de midi. Je revoyais des paysages de moissons en plein soleil ; ce n’était pas assez ; il ne fallait pas avoir peur de laisser agir le levain de la métamorphose. Chaque épi devenait un instrument de cuivre, le champ un orchestre de paille et de poussière dorée ; il en jaillissait un éclat sonore que j’aurais voulu dire d’abord un incendie, mais non : ce ne pouvait être furieux, dévorant, ni même sauvage. (Il ne me venait pas non plus à l’esprit d’images de plaisir, de volupté.) J’essayais d’entendre mieux encore ce mot (dont on aurait presque dit qu’il me venait d’une langue étrangère, ou morte): la rondeur du fruit, l’or des blés, la jubilation d’un orchestre de cuivres, il y avait du vrai dans tout cela ; mais il manquait l’essentiel : la plé­nitude, et pas seulement la plénitude (qui a quelque chose d’immobile, de clos, d’éternel), mais le souvenir ou le rêve d’un espace qui, bien que plein, bien que complet, ne cesserait, tranquillement, souverai­nement, de s’élargir, de s’ouvrir, à l’image d’un temple dont les colonnes (ne portant plus que l’air ainsi qu’on le voit aux ruines) s’écarteraient à l’infini les unes des autres sans rompre leurs invi­sibles liens ; ou du char d’Élie dont les roues grandiraient à la mesure des galaxies sans que leur essieu casse.
Ce mot presque oublié avait dû me revenir de telles hauteurs comme un écho extrêmement faible d’un immense orage heureux. Alors, à la naissance hivernale d’une autre année, entre janvier et mars, à partir de lui, je me suis mis, non pas à réfléchir, mais à écouter et recueillir des signes, à dériver au fil des images ; comprenant, ou m’assurant paresseusement, que je ne pouvais faire mieux, quitte à n’en retenir après coup que des fragments, même imparfaits et peu cohérents, tels, à quelques ratures près, que cette fin d’hiver me les avait apportés – loin du grand soleil entrevu.


Pilippe Jaccottet, A la lumière d’hiver, Poésie Gallimard, p 119-122

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

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2 Comments on “Philippe Jaccottet : « Le mot joie »”

  1. Bonjour, naviguant sur la toile j’ai été sensible au fait que vous vous intéressiez à deux auteurs comme Pierre Michon qui est un ami de longue date

    http://www.galerie-alain-paire.com/index.php?option=com_content&view=article&id=165:1967-1968-pierre-michon-et-latelier-theatral-riomois&catid=7:choses-lues-choses-vues&Itemid=6

    et puis Jaccottet pour qui je préparce ce 30 juin une exposition sur des thèmes qui vous mobilisent

    avec toute ma sympathie, alain paire

    Galerie Alain Paire
    30 rue du Puits-Neuf
    13100, Aix en Provence.
    Tél 04.42.96.23.67

    Site: « http://www.galerie-alain-paire.com »

    Galerie ouverte du mardi au samedi,
    14h 30/ 18 h 30.

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