Pourquoi faire paraître à part « Je veux me divertir », le récit de Maîtres et Serviteurs qui nous montre Watteau à travers les yeux du curé Carreau, l’un de ces « petits personnages » placés de biais, qu’affectionne Michon? Pourquoi défaire l’assemblage signifiant des trois histoires de peintres? Il doit y avoir des raisons d’ordre éditorial – et sans doute la préférence de l’auteur pour ce texte a dû jouer. Non que « Je veux me divertir » ne se suffise pas à lui-même. On peut en dire autant de chacune des « vies » michoniennes et d’ailleurs l’habitude est prise, par exemple au théâtre, de « choisir » parmi elles.
Mais je ne peux m’empêcher de penser que se perd dans cette démarche quelque chose qui précisément tient aux relations souterraines que les récits entretiennent entre eux et qui font qu’ils s’éclairent réciproquement.
J’ai pas mal écrit sur les histoires de peintres de Michon (voir sur le site, des textes et des références à des articles publiés – sur Les Onze notamment – et à mon livre La Figure du monde). L’un de ces textes, encore inédit, est intitulé « Le Polyptyque de Van Gogh ». Il est destiné à ouvrir un volume consacré à l’oeuvre de Michon, et en particulier à la réflexion sur le destin de l’artiste qui y est menée, jusqu’aux Onze qui me semble une sorte de tournant, sur lequel je ne m’étendrai pas ici. Je dirai cependant en quelques mots pourquoi j’ai choisi de traiter non seulement les trois récits de Maîtres et serviteurs mais aussi Vie de Joseph Roulin et Le Roi du bois comme un dispositif cohérent, fortement signifiant, un « polyptyque ».
Le terme de « polyptyque », emprunté à la peinture, vise précisément à mettre en évidence la composition de l’ensemble. Celui-ci s’ouvre avec le texte consacré à Van Gogh et se clôt avec Le Roi du bois, ce que je n’ai compris qu’en lisant Les Onze, bien que ce livre, paru en 2009, soit aussi une « histoire » de peintre. On l’a compris, c’est Van Gogh qui occupe le panneau central du polyptyque, celui qui donne son nom à l’ensemble, et prolonge la méditation ouvertes par les Vies minuscules. « Qu’est-ce qu’un grand peintre », la question posée en 4e de couverture de Maîtres et serviteurs est la grande question des livres de cette période : de quoi est faite l’exception par quoi se caractérise un « grand » artiste? A quoi tient qu’on est (ou non) élu? Avec Van Gogh, Michon déplace le questionnement qui était celui des VM. Il le détache de l’autobiographie, démarche qui se retrouve dans Rimbaud le fils mais le poète auquel il s’est si fort identifié est encore trop près de lui. C’est pourquoi, à mon avis, il revient aux peintres pour développer et compléter son « polyptyque ». Trois « vies » s’ordonnent ainsi autour de VG, et j’aime assez l’idée que les initiales de deux des trois peintres de Maîtres et serviteurs reprennent celles du Hollandais : Watteau et Goya (A/O – O/A). Je m’aperçois en l’écrivant que le O central fait écho au O de Gogh. Bien d’autres raisons me font placer Watteau à gauche et Goya à droite et surtout m’incitent à relier étroitement ces trois destins. Je les expose dans mon article. Mais déjà on peut comprendre que je regrette la publication séparée de « Je veux me divertir ».
Reste à parler du 3e volet de Maîtres et serviteurs, l’histoire de Lorentino d’Arezzo qui fait paire avec celle de Desiderii, narrateur du Roi du bois. Ces deux dernières figures complètent le polyptyque, la première à « droite » de Goya, la seconde à gauche de Watteau, selon une symétrie inversée, Lorentino étant finalement « sauvé » (puisqu’il produit un chef-d’oeuvre même si celui-ci est détruit) alors que l’homme des désirs reste stérile et renie sa vocation. Un volume réunissant les cinq récits, voilà qui eût été beau, je pense.