Un sonnet cubiste d’Aragon

« Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques », écrivait André Chénier. Voici un bel exemple de collision/collusion du moderne et de l’ancien tous deux portés à leur comble : sonnet virtuose, à la fois précis et délicieusement décalé, avec ses alexandrins improbables (Brno : 1 ou 2 syllabes?) et retombant artistiquement sur leurs pieds ; collage jubilatoire d’éléments hétéroclites, « pot-pourri » conforme au programme annoncé par le titre puisque cet hymne à la radio convoque l’ancienne prosodie avec ses diérèses, ses -e articulés devant consonnes et ses liaisons, la mythologie, la géographie de guerre et ses noms propres imprononçables, la publicité, les sigles, etc.  Et le plaisir naît précisément de ce jeu avec les codes familiers qu’il faut connaître à fond pour ainsi les détourner. On se délecte en particulier de la rime b (i-o) commandée par le nom d’Io et sans doute par radi-o, le summum du raffinement étant atteint par la rime équivoquée au vers 10, en -est’: caressent/Toulouse et l’invention pour le sizain d’un schéma inédit sur deux rimes au lieu de trois : cdd-cdc
Oeuvre archi-savante donc, autant qu’irrévérencieuse.

Petite suite sans fil

Hilversum Kalundborg Brno L’univers crache
Des parasites dans Mozart du lundi au
Dimanche l’idiot speaker te dédie Ô
Silence l’insultant pot-pourri qu’il rabâche

Mais Jupiter tonnant amoureux d’une vache
Princesse avait laissé pourtant en rade Io
Qui tous les soirs écoutera la radio
Pleine des poux bruyants de l’époux qui se cache

Comme elle – c’est la guerre – écoutant cette voix
Les hommes restent là stupides et caressent
Toulouse PTT Daventry Bucarest

Et leur espoir le bon vieil espoir d’autrefois
Interroge l’éther qui lui donne pour reste
Les petites pilules Carter pour le foie

Louis Aragon,
Le Crève-cœur
, 1941

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

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4 Comments on “Un sonnet cubiste d’Aragon”

  1. – et bonjour les hiatus !!!

    lundi au
    tonnant amoureux
    pourtant en rade

    – et les coupes à l’hémistiche

    – et la métrique: Brno PTT ?

    – et les rimes pas très riches: voix – autrefois (masculines)- foie (féminine)

  2. oui je crois que j’ai été censuré quant à ma critique de ce sonnet; n’importe je n’ai rien à changer à ce que j’ai dit hier, à savoir que c’est un sonnet mauvais, de mauvais goût ne respectant aucunement l’esprit du sonnet de ce genre si pointu, exigeant; or aragon ne l’est pas; ce qui est regrettable.d’ailleurs j’ai lu quelque part sur la toile qu’aragon n’était pas un « bon sonnetiste » et ça se voit ici. désolé pour cette critique un peu acerbe mais lucide.

  3. Je m’aperçois (avec 10 ans de retard!) que ma réponse à ce commentaire n’a pas été placée au bon endroit.
    La voici donc :
    Quelques réactions rapides.
    Même d’un point de vue puriste, je ne suis pas d’accord. L’hiatus : « lundi au » est évidemment en écho à radi-o. Non point hiatus mais diérèse!
    Pour les deux autres, il n’y pas de raisons de considérer que la liaison n’est pas faite, « tonnant_amoureux » et « pourtant_en rade » produisant un effet cacophonique probablement voulu (les « parasites » de la radio) et – me semble-t-il – assez drôle.
    Pas d’accord non plus pour déclarer pauvre la rime en [wa], à moins d’être plus royaliste que le roi… Quant à l’alternance des rimes féminines et masculines, il y a en effet un intrus (« foie ») mais pas seulement pour ce qui est du son! Aragon joue savamment sur l’attente du lecteur initié, ce qui renforce encore la chute du vers 14.
    Ce sonnet que j’ai qualifié de « cubiste » n’est sans doute pas un chef-d’œuvre poétique (d’autres poèmes d’Aragon sont bien supérieurs) mais ce délicieux collage est plein de surprise. On y trouve même un clin d’œil à Offenbach (les poux de l’époux me faisant irrésistiblement penser à l’époux – poux de la reine, surtout au voisinage de l’allusion mythologique). Je ne crois pas qu’il faille lui reprocher telle ou telle « irrégularité ». Le XIXe siècle avait assez largement sacrifié l’alternance des genres de la rime par exemple. Ici Aragon s’amuse à remplacer certaines contraintes par d’autres. Mais la forme fixe est parfaitement reconnaissable, jusque dans l’organisation du poème, le tournant du vers 9, et, comme je l’ai dit, la « chute » finale.

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