Francis Bacon : peindre comme on crie

Francis Bacon l’a dit et répété : la déformation qu’il pratique ne traduit pas un point de vue ni ne cherche à « exprimer » quoi que ce soit ; elle est le prix dont se paie l’accès du monde à la visibilité, la métaphore de son transit par un « système nerveux ». C’est pourquoi l’artiste s’est toujours défendu d’être expressionniste malgré son ambition de « peindre le cri », souvent formulée et qui pourrait le rattacher à ce courant, dont l’un des représentants notoires, Munch, est justement l’auteur de plusieurs versions d’un célèbre Cri. Qu’est-ce qui différencie la visée du Norvégien de celle de Bacon ? Sans doute ce dernier cherche-il moins à représenter un personnage angoissé ou terrifié que l’effet du cri (ou même du sourire, qu’il jugeait encore plus difficile à peindre) sur le visage d’un être humain. C’est pourquoi il serait sans doute plus juste de rapprocher ses expérimentations de celles de Léonard de Vinci ou même de Le Brun. La façon dont l’expression du visage traduit la mobilité des affects et donc la vie, voilà ce qui fascine Bacon et explique pourquoi il a réalisé tant de « têtes humaines » et d’études de portraits, soumettant notamment ses « papes » ou ses businessmen au paroxysme de la terreur. 

Chez Poussin et Eisenstein à qui Bacon s’est souvent référé à ce propos, le cri était motivé par la situation : celui d’une mère horrifiée à laquelle on arrache son enfant pour le tuer et d’une vieille femme frappée par une balle au moment où sous ses yeux un bébé dévale l’escalier d’Odessa dans son landau.

Head IV

On ignore ce qui fait hurler le personnage baconien[1] ; son cri est d’autant plus atroce (et son effroi communicatif) qu’il n’est pas possible de l’assigner à une source, ce qui court-circuite tout effet cathartique. Au cœur même de l’environnement le plus familier, la terreur est là devant nous, à l’état pur, sans cause, cristallisée non sans un certain sadisme, dans le tourment d’un inconnu assis, empêché, dont on ne saura rien de plus. Au fond le cri, qui signale que la parole n’a plus cours et que le « système nerveux » (c’est le cas de parler comme Bacon) est aux commandes, est une sorte d’analogon de la peinture.

Mais peut-être est-ce la peinture elle-même qui est ainsi poussée dans ses ultimes retranchements. Dans Autoportrait au visage absent, consacré partiellement à notre peintre, Jean Clair note qu’à travers le motif récurrent du cri, Bacon « choisit, non de figurer ce qui s’adresse à la vue, le visus, mais ce qui s’adresse à l’ouïe, au plus primitif, au premier de nos sens » et il cite l’article « Bouche » de Bataille, paru en 1930 dans la revue Documents, texte en effet particulièrement éclairant :

[…] dans les grandes occasions, la vie humaine se concentre encore bestialement dans la bouche, le colère fait grincer les dents, la terreur et la souffrance atroce font de la bouche l’organe des cris déchirants. Il est facile d’observer à ce sujet que l’individu bouleversé relève la tête en tendant le cou frénétiquement, en sorte que sa bouche vient se placer, autant qu’il est possible, dans le prolongement de la colonne vertébrale, c’est-à-dire dans la position qu’elle occupe normalement dans la constitution animale.[2]

Pourquoi ce motif si insistant est-il abandonné [3] ? Est-ce parce qu’emblématique de la première période, il est étroitement lié à ses enjeux, en particulier – à travers cet état paroxystique et transitoire – l’urgence de préserver la figure humaine ? Le fait est qu’il disparaît avec Peter Lacy, le modèle de ces années, dont Bacon explique à Sylvester qu’il était « very neurotic and almost hysterical » (p. 48).



[1] Bacon s’est néanmoins demandé si la prise en compte de ce qui faisait crier ses personnages n’aurait pas donné un résultat plus poignant.

[2] Autoportrait au visage absent, Écrits sur l’art, 1981-2007, Gallimard, 2008, p. 254, souligné par Jean Clair.

[3] Sauf erreur de ma part, la dernière occurrence en est Study for a nurse, Musée Städel, Frankfort, 1957.

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

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