LE RÉALISME SELON FRANCIS BACON

Portrait de Michel Leiris, 1976, Musée National d’Art Moderne

Les apparences ne sont pas seulement données à l’artiste pour qu‘il les copie ou
les rejette. Il lui faut d’abord les traquer et les saisir par ces méthodes détour-
nées qu’a enregistrées l’histoire tant décriée d’un ordre de choses antérieures.
Ernst Gombrich[1]

The residue which we call reality
Francis Bacon[2]

Redéfinir le réalisme

La peinture de Francis Bacon est-elle réaliste ? Il faut s’entendre sur cette notion fourre-tout couramment opposée – avec bien peu de rigueur – au surréalisme ou à l’abstraction. Rappelons-le : en tant qu’esthétique, le réalisme s’est longtemps défini à la fois par le choix de sujets contemporains (ou par le traitement « contemporain » de sujets d’histoire) et par un refus de l’idéalisation pouvant aller jusqu’au naturalisme. De Holbein à Lucian Freud en passant par Le Caravage ou Manet, ce courant traverse l’histoire de la peinture et finit par gagner la bataille contre l’idéalisme (dans ses avatars symbolistes et « pompiers ») jusqu’à ce que l’abstraction, nouvel idéalisme, prenne à son tour le dessus. Mais par un retournement prévisible, l’idéalisme de l’abstraction, son absence de prise sur le monde, sont à leur tour perçus comme des limites, ce qui remet souterrainement à l’ordre du jour (et pas seulement chez les peintres) le retour au visible naturel, à l’immédiateté du monde perçu hic et nunc : c’est dans ce contre-courant – assez disparate en vérité – que s’inscrit un certain nombre d’artistes dits « réalistes » du XXe siècle qui durent s’affranchir de l’état d’esprit dominant et chercher une nouvelle légitimité. Bacon est l’un d’eux. Compte tenu du « degré d’historicité dans la conscience de soi » qui régit à notre époque « le comportement de ceux qui produisent autant que de ceux qui perçoivent l’art » (Gombrich[3]), cela demande un certain courage.

Enregistrement et vision

L’abstraction n’intéresse pas Bacon, il l’a dit et redit. Il ne se sent pas plus d’affinités avec le Pop Art ou l’hyperréalisme. Mais tout en sachant que « ça ne marche pas » quand on supprime purement et simplement le référent et en regrettant la « littéralité » des grands maîtres, il ne voit dans la mimésis qu’une « formule qui porte à faire une espèce d’image illustrative[4]».
Toute son œuvre est marquée par ce tiraillement entre des exigences contradictoires que résume bien Michel Leiris, parlant à son sujet de « cohérence classique conjointe à une violente ‘‘immédiateté’’» ou de « ressemblance dans la dissemblance »[5].  Il n’est donc pas question pour Bacon d’éluder les formes du monde et de tourner le dos au réel. Mais son ambition étant d’« attraper[6] » l’« énergie » ou l’« émanation » qui est « à l’intérieur de l’apparence », il ne croit pas à l’imitation directe. Le rapport établi avec l’apparence se veut donc indirect : pour y « revenir » avec exactitude, il faut trouver le moyen de la « refaire[7]» en élaborant « une nouvelle façon de verrouiller la réalité dans quelque chose de tout à fait arbitraire[8]. Ainsi Bacon ne récuse-t-il pas l’« enregistrement » du visible mais il le soumet à la transmission d’une vision propre à l’artiste. Ainsi s’expliquent les déformations caractéristiques de sa peinture, comme si rebâtir l’unité perdue ne pouvait se faire qu’en « surdosant » la part non mimétique, en habitant le plus possible la toile, émotionnellement ou nerveusement, de façon à y laisser sa trace. C’est le sens de cette comparaison souvent citée : « J’aimerais que mes tableaux donnent l’impression qu’un homme s’y est faufilé, comme un escargot, y laissant une traînée de présence humaine et le souvenir des événements passés, comme l’escargot laisse sa traînée de bave[9] ».

Recréer la réalité

Cela dit, Bacon ne peut se défaire d’une certaine ambivalence à l’égard d’un temps où l’unité de la peinture n’avait pas encore été mise à mal par la dissociation de la littéralité et de la vision. S’il déclare : « Nous n’avons plus les mêmes raisons de peindre qu’autrefois[10] », c’est pourtant chez les maîtres anciens qu’il rencontre la perfection à laquelle il aspire et qui constitue son idéal : « recréer la réalité [11]», « porter la chose figurative au sein du système nerveux[12] » mais sans s’éloigner de ce qu’il appelle « littéralité », voire « enregistrement ». Celle-ci est d’ailleurs toute relative comme l’a bien vu son ami Leiris qui conteste la prétendue objectivité du réalisme pictural en se référant notamment au retable d’Issenheim dont on pourrait dire que quelqu’un s’y est « faufilé », y laissant « une traînée de présence humaine », ce qui ne signifie pas que cette présence est celle du peintre comme individu.
Ainsi pour Bacon, le réalisme est-il toujours d’actualité mais à condition d’abandonner l’idéal d’impersonnalité qui a pu le caractériser au XIXe siècle. La « merveilleuse vision de la réalité des choses » qu’il admire dans les tableaux de Van Gogh porte l’empreinte de la subjectivité du peintre. Mais il faut rappeler que si Bacon ne veut pas que l’auteur s’absente de l’œuvre, il rejette aussi l’expressionnisme et affirme ne rien vouloir « exprimer ». Son expérience lui a appris qu’« au fur et à mesure qu’on travaille, la forme grandit en vous », qu’il y a « certaines images qui tout à coup s’emparent  de [vous] » et qu’il faut « absolument […] rendre[13]».
La subjectivité telle qu’il l’entend consiste donc à tout autre chose qu’à exhiber son moi et ses émotions, elle joue le rôle de diapason, de caisse de résonance pour – comme dit Balthus – « exprimer le monde[14] ». C’est cette subjectivité-là qui habite la littérature, y compris celle qui revendique l’impersonnalité la plus rigoureuse. Si bien que la visée de Bacon ne diffère pas fondamentalement de celle d’un Flaubert, par exemple : c’est qui est cherché c’est le réel (Bacon préfère « real » à « realistic [15]»), c’est-à-dire la vérité. La vie de Bacon transparaît constamment son œuvre mais c’est en tant qu’expérience humaine universelle – même si la biographie fournit des formes spécifiques et d’autant plus poignantes.


[1] Réflexions sur l’histoire de l’art, op. cit., p 375.
[2] Interviews with Francis Bacon, p. 182.
[3] Réflexions sur l’histoire de l’art, op. cit., p. 370. L’historicisme, explique Gombrich, « a agi en retour sur les arts de façon de plus en plus marquée et a conduit à la prophétie qui se réalise d’elle-même d’un « art nouveau pour une époque nouvelle », ibid.
[4] “[…] the formula of making a kind of illustrative image”, Interviews with Francis Bacon, op.cit., p. 160.
[5] Introduction de Michel Leiris aux Entretiens avec David  Sylvester, p. 12.
[6] Selon Bacon, le portraitiste devrait donner l’occasion au modèle non d’obtenir une image flatteuse de lui-même mais d’être « vraiment piégé, attrapé » (p. 167). 
[7] « You don’t know how chance will come to you », interview par Michel Couturier, France Culture, avril 1975.
[8] « a realism that comes about through a real invention of a new way to lock reality into something completely arbitrary », FB p. 179.
[9] I would like my pictures to look as if a human being had passed between them, like a snail, leaving a trail of the human presence and memory trace of past events, as the snail leaves its slime. Voir Sam Hunter, «Francis Bacon, The Anatomy of Horror », Magazine of Art, Washington D.C, 04/01/1952, p. 11-15.
[10] Francis Bacon, entretiens avec Michel Archimbaud, p. 13.
[11] Ibid., p. 41.
[12] Voir Interviews with Francis Bacon, op. cit., p. 28 : « One wants to do this thing of just walking along the edge of the precipice, and in Velasquez it’s a very, very extraordinary thing that he has been able to keep it so near of what we call illustration and at the same time so deeply unlock the greetest and deepest thing that man can feel. », trad. française citée dans Francis Bacon, éditions du Centre Pompidou, 1996, p 67.
[13] “There are some images which suddenly get hold of me and I really want to do them”, Interviews with FB, p. 156.
[14] Voir Mémoires de Balthus recueillis par Alain Vircondelet, Editions du Rocher, 2006.
[15] Interviews with Francis Bacon, op. cit., p. 170.

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

View all posts by Annie Mavrakis →

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *